Il y a de ces films qui vous envoûtent sans que vous ne compreniez trop pourquoi. Certains proposent des visionnements uniques en leur genre, comme l’épileptique Bliss, le dégoûtant Salò ou le déroutant Being John Malkovitch. Picnic at Hanging Rock de Peter Weir voit sa place élevée au rang des films les plus étranges (eerie) qu’il m’ait été donné de voir jusqu’à présent. C’est un film si mystérieux qu’un dénouement satisfaisant nous semble à la fois improbable et futile. S’il ne fera pas que des heureux, il vous transposera néanmoins dans son univers mystique extrêmement bien construit, campé dans l’Australie du début du 20e siècle.

L’histoire est des plus simples, et pourtant le scénario de Picnic est difficile à articuler. La prémisse de base veut qu’un groupe de jeunes femmes du Appleyard College, alors en visite avec leur classe au site géologique particulier nommé Hanging Rock, disparaissent mystérieusement alors qu’elles escaladaient la formation rocheuse. Les autorités du collège et de la région partent donc à la recherche de Miranda (Anne-Louise Lambert), Irma (Karen Robson), Marion (Jane Vallis), ainsi que de la professeure de mathématiques Mrs. McCraw (Vivean Gray) qui a elle aussi disparu en tentant de retrouver les étudiantes. Les recherches semblent vouées à l’échec, puisque, raconte-t-on, les filles, comme en transe, ont été « appelées » par Hanging Rock et se sont volatilisées étrangement. On finira par retrouver Irma, qui ne se souvient évidemment pas de ce qui s’est passé.

Il semble toutefois que l’on se soucie moins de retrouver les filles et plus de juger de l’impact de leur disparition (surtout celle de Miranda) sur la vie du collège et sur celle de Sara (Margaret Nelson), qui l’aimait « secrètement ». Plusieurs des parents veulent en effet retirer leurs filles de l’institution, ce qui la met en péril financier. C’est une histoire somme toute assez simple qui fait écho à L’avventura d’Antonioni. Le film possède toutefois des qualités inhérentes qui ont su l’élever au rang des meilleurs films de la Nouvelle Vague australienne. Une partie de la clé de son succès provient du roman du même titre de Joan Lindsay, qui a été extrêmement populaire en Australie à sa sortie en 1967 et qui, à ce jour, continue à y faire sentir son influence.

L’adaptation du roman est assez fidèle, notamment parce que l’auteure a activement participé à la production du film. On retrouve ainsi toute la poésie du roman dans les dialogues du film. La phrase qui ouvre le film en résume assez bien son univers : « What we see and what we seem are but a dream, a dream within a dream », paraphrase d’un poème d’Edgar Allan Poe. On absorbe le film comme un long rêve, avec toutes ses incongruités et son aspect inusité. À cet égard, le travail de Weir et du directeur photo Russel Boyd est à souligner. Dans le but de donner un visuel inspiré du courant impressionniste du milieu du 19e siècle, ils ont notamment superposé à la caméra un voile de mariée, créant ainsi un filtre vraiment unique au film. Les longs plans éloignés s’insèrent parmi les points de vue atypiques, créant un sentiment d’inquiétante étrangeté similaire à ce que l’on ressent dans Midsommar, pour citer un exemple récent. Les choses les plus anodines font naître en nous une angoisse lourde, qui est accentuée par la sublime trame sonore qui allie des morceaux originaux composés par Bruce Smeaton et Gheorghe Zamfir et des morceaux de musique classique de l’œuvre de Mozart, Bach et Beethoven.

En fait, le film est contrastant à plusieurs niveaux. La pureté que dégage les jeunes filles se frotte à l’hystérie dont elles sont capables, dans une scène troublante où la classe attaque sauvagement Irma, la rescapée du groupe, alors que toutes s’époumonent pour savoir où est Miranda. C’est un film d’horreur sans les codes traditionnels du genre. C’est un film de répression sexuelle sans scène de sexe. Un film mystique sans l’intervention du surnaturel, si ce n’est de la disparition du groupe. Nous avons souvent l’habitude de vouloir faire surgir le surnaturel lorsqu’une situation ne s’explique pas par la raison. Picnic at Hanging Rock est une manifestation parmi tant d’autres, exacerbée certes, de ce phénomène qui nous a tous habités à un moment ou un autre. Le film ne donne pas d’explication logique à la disparition, ce qui fait qu’on peut se sentir lésé à la fin du visionnement. Ai-je vraiment écouté deux heures d’un film qui ne m’apporte pas de conclusion satisfaisante? Tout à fait.

Toutefois, il faut voir plus loin que notre simple désir de trouver réponse à toutes nos questions. Certes, Lindsay, à titre posthume, fera paraître un ultime chapitre à son roman qui donne des pistes de solutions. Weir ne possède pas cette information au moment de faire le film, toutefois, et nous laisse sur notre faim en nous forçant à choisir nous-même le dénouement de l’histoire. Voici en quelques lignes non pas ma version du dénouement du film, mais plutôt une analyse globale de l’œuvre prise dans son ensemble.

La Nouvelle Vague australienne est caractérisée par une sublime photographie (dont le visuel peut rappeler Walkabout, un autre film marquant du courant) et par la confrontation entre les Européens, fraîchement débarqués, et l’unique écosystème qui s’est développé sur l’île pendant plusieurs millions d’années. L’Australie, encore aujourd’hui, est perçue comme une terre dangereuse, où de nombreuses espèces animales et végétales se sont développées dans les conditions les plus difficiles. Cela fait à peine 100 ans (en 1900, année du film) que des Européens ont colonisé l’île. Ils n’ont pas encore percé tous les mystères du territoire, et entretiennent ainsi une certaine peur de leur environnement, qu’ils ne comprennent pas totalement. Le mysticisme s’installe alors rapidement, et une simple formation rocheuse quelque peu insolite peut parvenir à créer la plus grande crainte auprès des colons. Les jeunes filles du Collège sont pour la plupart des « touristes » britanniques ne sont que de passage en Australie, qui ne devient indépendante qu’en 1901. Il s’est créé des peurs similaires dans d’autres vastes colonies anglaises (le Bigfoot aux États-Unis, pour ne nommer que cet exemple) qui résonnent pourtant encore aujourd’hui. Hanging Rock fait partie de ce folklore mystique dont la peur demeure inexpliquée et inexplicable, du moins dans l’univers du film.

Picnic at Hanging Rock demeure un tour de force du cinéma australien grâce à Weir et son équipe qui ont fait un excellent travail pour créer une ambiance unique au film. Il ne plaira assurément pas à tout le monde, que ce soit par sa lenteur, par son dénouement ou par son manque de dynamisme ponctuel. Il s’apprécie toutefois comme un tableau d’un musée. Si on le regarde d’assez près, on pourra déceler de l’information que d’autres, peu intéressés ou distraits, vont assurément manquer. Il récompensera l’effort et l’attention, et fera naître chez certains des émotions qui marqueront à jamais. Laissez les autres courir vers la Mona Lisa, et gardez Picnic at Hanging Rock pour vous seul.

Fait partie de la Collection Criterion (#29).

Fait partie des 1001 films à voir avant de mourir.

1 commentaire

  1. La Collection Criterion (#21-30) – Ciné-Histoire sur juillet 24, 2020 à 12:54 am

    […] Picnic at Hanging Rock (1975) de Peter […]

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