Peu de films dans l’histoire auront autant fait parler d’eux que Salò, or the 120 Days of Sodom. Bien qu’il y ait plus de gens qui ne l’ont pas vu que ceux qui l’ont véritablement visionné, beaucoup ont exprimé leur opinion sur le film depuis sa sortie. Est-ce un film pornographique? Est-ce une œuvre d’art? Critique sociale, ou simple excès graphique? En fait, très peu de gens ont un discours nuancé sur Salò : on aime ou on déteste. J’avoue avoir un faible pour les films qui aiment provoquer, qui proposent une expérience de visionnement unique. Parfois expérimentaux, ces films nous permettent de voir d’autres facettes du cinéma, que ce soit dans son fond ou dans sa forme. Peut importe ce qu’on peut penser de Salò, force est d’admettre que vous ne verrez pas souvent de films de ce type.

Le titre du film est un mélange entre la République de Salò, état sous influence fasciste dirigée par Mussolini dans les dernières années de la 2e Guerre mondiale (1943-1945), et Les 120 journées de Sodome, le roman du Marquis de Sade, notoire pour ses situations alliant torture sexuelle et physique. Le film, comme on peut s’y attendre, est un mélange de ces éléments. Dès les premiers instants de Salò, le Duc (Paolo Bonacelli), l’Évêque (Giorgio Cataldi), le Magistrat (Umberto P. Quitavalle) et le Président (Aldo Valletti) se regroupent et signent le Regolamenti, livre de règlements sur le microcosme qu’ils veulent instaurer dans une villa de campagne. Le récit se déroule un peu de façon verticale, comme la descente aux enfers de Dante. Alors dans l’Antichambre, les hommes et leur garde captureront neuf hommes et neuf femmes, tous et toutes des jeunes des régions avoisinantes, en plus de quatre prostituées qui sont là pour raconter des histoires débridées.

Après l’Antichambre viennent respectivement les cercles de la folie, de la merde et du sang, tous plus ignobles les uns que les autres. Alors que le premier consiste essentiellement en une « introduction » à ce que les hôtes vont leur faire subir, les 2e et 3e cercles sont quant à eux assez peu subtils. Scatophilie et torture sont au programme, le tout au plus grand plaisir des quatre hommes.

À lire ce résumé, on peut aisément comprendre pourquoi plusieurs personnes sont choquées par ces images. Notons de plus que tout est assez graphique : pas de censure ici, alors qu’on montre en intégralité les parties génitales des victimes, on les voit manger des excréments (qui sont composés de chocolat et friandises tout de même) et se faire arracher les yeux, couper la langue et brûler le corps. Plusieurs ont été tentés de catégoriser Salò comme pornographique. Si je suis certain que certaines personnes puissent tirer du plaisir de ces images, il ne fait selon moi aucun doute que l’intention de Pasolini est ici de dégoûter son auditoire, et non pas de provoquer du plaisir. On est donc bien loin de la pornographie!

Parlant de plaisir, il est important de comprendre que les quatre hommes ne tirent pas vraiment de plaisir des sévices sexuels qu’ils imposent. Le plaisir est dans la relation de pouvoir qui s’installe entre l’aristocratie et la classe ouvrière, populaire. Notons au passage que les hommes ne sont nommés que par leur titre, et que ceux-ci (duc, évêque, magistrat et président) sont les quatre « titres » qui ont contribué à l’enracinement du fascisme en Italie dès les années 1920. On est certes en droit d’être choqué par les images viscérales qui nous sont présentées. Il faut toutefois admettre que la réflexion mérite d’être poussée plus loin pour véritablement comprendre pourquoi nous voyons ces images.

Il est important de comprendre qu’il y a en quelque sorte quatre différentes époques représentées dans Salò. Il y a d’abord 1975, année de la sortie du film. C’est la fin des Trente Glorieuses, et la société de consommation laisse la place à une certaine désillusion en Europe et en Amérique. Aux dires de Pasolini, le visuel graphique du film représente un peu son idée de la consommation de masse, de l’industrialisation massive et de la jeunesse bourgeoise. Les excréments que les victimes mangent font notamment référence aux fast-foods qui se propagent de plus en plus. Il faut aussi se rappeler que le cinéma des années 1960 et avant était assez prude également. De nos jours, les Lars von Trier, Gaspar Noé et Michael Haneke de ce monde, combinés à des films plus populaires du type Saw ont en quelque sorte démocratisés la violence et la sexualité dans le cinéma. S’il peut choquer encore aujourd’hui, imaginez l’impact de Salò il y a 40 ans! Puis, il y a cette période fasciste du milieu des années 1940. Ce qui s’est déroulé dans République de Salò, spécialement dans la ville même, est enrobé d’une aura de mystère. Plusieurs théories existent concernant des atrocités qui s’y sont déroulées, et Pasolini était particulièrement troublé par ce régime autoritaire. D’associer les sévices du Marquis de Sade à ceux du régime fasciste permet de déshumaniser une fois de plus le régime et les totalitarismes dans leur ensemble.

Parlant de Sade, la troisième période temporelle se situe lors de l’écriture du fameux roman, soit en 1785. L’écrit voulait bien évidemment provoquer à l’époque, le film veut aussi choquer son époque. Alors que le roman voulait jeter sur papier ce qu’on ne doit pas lire, Pasolini met en image ce qu’on ne doit pas voir. Enfin, il y a le début du 14e siècle, période de parution de l’Enfer de Dante. Bien que moins importante, elle correspond surtout à tous les aspects religieux présents tout au long du film. En somme, oui, c’est une expérience viscérale de visionnement, mais lorsqu’on outrepasse le premier choc, on a accès à un tout autre niveau d’analyse.

Le film dans son ensemble n’est pas dénué d’esthétisme. Les grands espaces vides et les couleurs de la villa italienne font contraste avec les atrocités à l’écran. On peut remercier le célèbre décorateur Dante Ferretti, mais également le grand compositeur italien Ennio Morricone qui, avec sa musique légère, crée une ambiance franchement angoissante. Ce sont des éléments comme ceux-ci qui ajoutent une plus-value à Salò. Cette ambiance qui persiste tout au long du film est presqu’aussi nocive aux spectateurs que le graphisme des scènes. L’anticipation est particulièrement cruelle, et c’est un tour de force de la part de Pasolini.

J’ai particulièrement aimé le film. Ne le connaissant que de réputation, je ne m’attendais pas à la profondeur analytique qu’on peut y retrouver. Je n’ai pas été si choqué par les images, en fait, mais l’ambiance fait à elle seule le travail, du moins pour moi. Il fait partie de ces films mémorables dont l’expérience de visionnement est unique, et dont les images vous hanteront jusqu’à la fin de vos jours. Cœurs sensibles s’abstenir!

Fait partie de la Collection Criterion (#17).

Fait partie des 1001 films à voir avant de mourir.

Laissez un commentaire