De nos jours, il est difficile d’imaginer la comédie au cinéma sans l’un de ses plus populaires sous-genres : le documenteur (ou mockumentary en anglais). Ces faux documentaires ont connu un regain de popularité au cours des dernières années (pensons à The Office ou encore Borat), bien que l’on considère que les années 1980, notamment avec This Is Spinal Tap, auront fait connaître le genre à grande échelle. Toutefois, on peut retracer ses débuts à la fin des années 1960, spécialement avec Take the Money and Run du génie comique Woody Allen. Occupant pour la première fois la triple fonction de réalisateur, acteur et scénariste, Allen, dans son 2e long métrage sous sa direction (bien qu’il considère ce film, et non What’s Up, Tiger Lily?, comme son premier film), jette les bases d’un genre maintenant bien établi dans l’histoire du cinéma.

Le film s’intéresse à Virgil Starkwell (Allen), un criminel aussi malchanceux qu’incompétent. À travers une série de vignettes, on retrace son histoire, de ses débuts dans le crime à ses multiples arrestations ; de ses coups pour la plupart ratés à ses amourettes saugrenues. À la manière d’une biographie, on obtient les témoignages de ses parents (Henry Leff et Ethel Sokolow), d’experts en psychologie et en criminologie (Dan Frazer), d’anciens criminels (Lonny Chapman), de Virgil lui-même et sa femme (Janet Margolin).

Le documenteur permet ici à Allen de renouveler quelque peu le film à sketchs, de raconter son récit à la façon d’un spectacle d’humour : une ligne, un punch. Chaque tranche de vie de Starkwell qui nous est présentée sert un gag en particulier, et ceux-ci sont, heureusement, pour la plupart, franchement réussis. Take the Money and Run est très drôle, ce qu’on ne peut pas toujours dire d’une comédie qui date d’un peu plus de cinquante ans. Rares sont celles qui en effet parviennent à perdurer dans le temps, puisque la plupart reposent sur des référents contemporains qu’il faut avoir vécus. Ici, c’est le brillant scénario qui prévaut, et qui témoigne déjà de l’intelligence et du timing comique d’Allen.

En fait, il semble avoir tenté d’explorer plusieurs styles d’humour, ce qui fait que tout le monde peut y trouver son compte. Il y a du burlesque à la Chaplin (dont une scène de pliage de vêtement rappelant Modern Times), de l’absurde à la Monty Python (notamment dans la séquence du hold-up), et des gags intellectuels et subtils, ces derniers qui feront la renommée d’Allen par la suite. Pour un bon public, le film sera hilarant d’un bout à l’autre, pour d’autres, seuls certains sketchs fonctionneront, mais tous sont assurés de rire à un moment ou à un autre.

Ceci dit, le concept s’essouffle en cours de route. On peut en effet questionner la forme du film et le peu de plus-value à adopter le style documenteur plutôt qu’un récit traditionnel de film à sketchs. Dès les premiers instants, on salue l’originalité du concept, mais on ne le pousse jamais assez pour justifier qu’on l’adopte tout du long. De même, si on veut essayer de trouver un semblant de rationalité (ce qu’on ne devrait peut-être pas faire), certains extraits vidéo du faux documentaire ne sont tout simplement pas crédibles. Il est en effet rare de voir à quoi le protagoniste rêve dans ce genre de films, et on peut se questionner sur les « images d’archives » qui appuient chacun des propos du narrateur. Probablement que cela fait partie d’un humour méta qui ridiculise les documentaires, et non une faiblesse scénaristique, mais quoi qu’il en soit, on constate que le documenteur comme sous-genre s’est heureusement raffiné et rationalisé avec le temps, chez Allen (qui réalisera Zelig dans le même style quelques années plus tard) comme chez d’autres qui en perfectionneront la forme.

Globalement, Take the Money and Run est un bel essai de style qui montre qu’Allen était un avant-gardiste, lui qui révolutionnera le cinéma d’auteur américain au cours des années 1970 et 1980. Sans grande prétention, il vise juste à plusieurs niveaux, ce qui en fait un visionnement agréable et divertissant. Approfondissant moins ses personnages que dans ses projets suivants, il crée néanmoins un Starkwell assez crédible pour qu’on adhère à son univers loufoque. Ce dernier a assurément contribué à établir la persona d’Allen à l’écran, soit celle d’un intellectuel maigrichon, anxieux et trouillard, tout en étalant un semblant de réflexion sociale cynique qui, elle aussi, sera perfectionnée dans des films subséquents. Il tente ici de pousser à l’extrême l’idée que nous sommes le produit de notre milieu, qu’on le veuille (ou puisse) ou non. Derrière cette façade comique se cache ainsi un message qu’il ne faut pas trop extrapoler, mais qui témoigne qu’une comédie de Woody Allen, ça se joue sur plusieurs niveaux.

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