Peeping Tom
Quelques mois seulement avant la sortie du célèbre Psycho d’Hitchcock, un modeste film britannique, réalisé par l’un des plus marquants cinéastes de son temps, Michael Powell (The Red Shoes, A Matter of Life and Death), a scandalisé les critiques de cinéma en tout genre. Peeping Tom n’aura eu le temps que de choquer ces derniers qui, massivement, ont décrié l’existence même d’un film aussi troublant. Alors qu’aujourd’hui de tels commentaires auraient pu inciter un certain public à s’intéresser au film, les distributeurs de l’époque, par peur de controverse, ont décidé de ne pas le présenter en salles, ce qui mit fin en quelque sorte à la carrière de Powell, qui s’exile alors en Australie. Hitchcock, voyant cela, décida de ne pas préparer de visionnement de presse pour Psycho, et on connaît la suite. Peeping Tom aurait-il mérité un meilleur sort? Si, vu de nos jours, il est loin d’être le plus provocateur des films, force est d’admettre qu’il apparait comme avant-gardiste à la vue d’une société britannique conservatrice et d’un mouvement contre-culturel encore à venir.
La force du film réside dans la perspective qu’il offre aux spectateurs. D’entrée de jeu, on nous place dans l’objectif d’une caméra, du point de vue de Mark (Karlheinz Böhm), qui approche une prostituée pour profiter de ses services. Une fois dans la chambre miteuse d’un bordel londonien, un étrange reflet parcourt le visage de la femme, qui se crispe de terreur. Powell, nous épargnant les détails du meurtre, coupe ensuite vers le générique d’introduction, où la scène nous est à nouveau présentée, cette fois, sur grand écran, en noir et blanc et sans bruit. Mark y observe le résultat de ses pulsions.
Tout du long, on nous place à ses côtés, alors qu’il assassine, devant la caméra, plusieurs femmes, dans le but de capter leur dernier moment de terreur. Il s’agit possiblement du premier film à suivre exclusivement le tueur et non la victime ou le policier qui enquête sur le cas. Powell dirige constamment sa caméra sur Mark, qui à son tour la tourne vers ses victimes. À l’image du titre, Peeping Tom est un film sur le voyeurisme, mais c’est également bien plus que cela. C’est une véritable mise en abyme, une réflexion sur l’art de faire du cinéma, qui implique souvent ce voyeurisme du réalisateur envers son sujet.
C’est cette thématique qui a probablement le plus choqué les critiques de l’époque, et non pas sa relative violence (le film est fréquemment considéré comme l’un des premiers slashers de l’histoire, surtout à cause de sa scène finale assez graphique). Powell a l’intention de nous forcer à regarder son protagoniste tuer des femmes innocentes, nous rendant du même coup témoins passifs, complices même, des actes de Mark. Après tout, si l’on peut considérer les réalisateurs comme des voyeurs de leurs sujets, le public, lui, n’est-il pas aussi voyeur en observant, généralement dans la pénombre des salles de cinéma, les acteurs et actrices être subjugués par les moindres caprices du cinéaste?
Les réflexions que le film suscite sur le 7e art expliquent en partie pourquoi Martin Scorsese et Francis Ford Coppola considèrent Peeping Tom comme le chef-d’œuvre caché de Powell, eux qui ont joué un rôle crucial dans la diffusion du film à grande échelle dans les années 1970. Il attire naturellement les cinéastes en tout genre, les amène à se questionner « freudiennement » sur ce qui les a amenés à faire du cinéma. Est-on le produit de notre milieu? Est-ce que notre subconscient, les expériences refoulées de notre enfance, forgent qui nous devenons à l’âge adulte? Le film aborde ces questions lorsqu’on apprend que le père de Mark, un chercheur qui s’est intéressé toute sa vie à la peur et ses manifestations chez l’enfant, l’a filmé toute sa jeunesse, toujours en essayant de provoquer des réactions émotionnelles chez son fils. Comble du malheur (pour les critiques du moins), les rôles du père et du jeune Mark sont joués par Powell et son propre fils, ce qui a considérablement troublé son auditoire à l’époque, qui s’est questionné alors sur le lien unissant l’œuvre à son maître.
Ce qui fascine à propos de Peeping Tom, c’est l’important nombre de couches d’analyses qu’on peut en tirer. En deux visionnements et un peu plus d’une semaine de décantage, le film est passé d’un film tout au plus intéressant à l’un de mes préférés. C’est un film qui possède une si grande richesse thématique qu’on peut l’avoir vu une dizaine de fois et on y tirera quelque chose de nouveau à chaque reprise. Je crois que c’est ce qui départage un chef-d’œuvre d’un bon film : malgré sa fixité dans le temps, il est observé et discuté différemment selon l’époque à laquelle on le regarde. Oui, on y retrouve quelques théories freudiennes (très populaires à l’époque) et il s’inscrit dans un renouveau du cinéma d’horreur (avec Psycho et Les diaboliques, sorti quelques années plus tôt). Oui, il réfléchit à la façon de faire du cinéma. Mais, et de manière assez troublante, il fait état d’une représentation du male gaze, et touche en quelque sorte à la maladie mentale et la misogynie. Là n’était probablement pas l’un de ses objectifs d’origine, mais il s’observe aujourd’hui comme une réflexion sur la masculinité toxique, le fait que l’industrie du cinéma soit gangrénée par la mince ligne entre l’œuvre d’art et l’abus de pouvoir.
Il faut cependant être patient et investir un peu de recherche et de temps envers le film pour pleinement tirer profit de ce qu’il a à nous offrir. Le souci du détail est impressionnant ici, ce qui témoigne d’un Powell expérimenté et en plein contrôle de ses moyens. Préférant plus souvent qu’autrement nous montrer quelque chose plutôt que de nous l’exposer à travers le dialogue, chaque nouveau visionnement amènera son lot de réalisations, rendant l’expérience de plus en plus gratifiante. Porté par les brillantes interprétations de Böhm, Massey, Moira Shearer et Maxine Audley, Peeping Tom est assuré de vous faire passer un bon moment. Il plaira à un vaste auditoire, mais saura davantage rejoindre ceux et celles qui apprécient les films sur le cinéma et qui aiment le revisionner à outrance pour tenter de percer ses nombreux mystères.
Fait partie de la Collection Criterion (#58).
Fait partie des 1001 films à voir.
Fait partie du top 250 d’Alexandre (#81).