Le premier film de Christopher Nolan – le low-budget déconstruit Following – a eu peu d’impact à sa sortie initiale (malgré une certaine reconnaissance au festival Slamdance). C’est plutôt le culte Memento qui aura fait connaître l’iconique réalisateur de par le monde. Si le second présente assurément des similitudes d’avec le premier, force est d’admettre que Nolan possède à ce moment plus de moyens pour concrétiser sa vision, même si le budget de Memento demeure modeste. Scénario plus ambitieux, réalisation en couleur (avec quelques segments en noir et blanc), acteurs professionnels, le film a maintenant de quoi séduire et surprendre un vaste auditoire, ce qu’il fera d’ailleurs à sa sortie. Critique d’un film qui a su élever le célèbre réalisateur britannique au rang des meilleurs de sa génération.

Leonard (Guy Pearce) est un enquêteur qui travaille pour une compagnie d’assurance. Lorsque sa maison est attaquée par des cambrioleurs qui tuent au passage sa femme (Jorja Fox) et le blesse à la tête, affectant sa mémoire à court terme, Leonard se donne la mission de retrouver les coupables. Appliquant sa rigueur acquise durant sa carrière, il photographie lieux, objets et personnes qu’il rencontre en se laissant des notes sur ses impressions ou leur fonction dans son enquête. Leonard va même jusqu’à se tatouer sur le corps les informations les plus cruciales, les fondements inaltérables au cœur de sa quête. Il doit donc naviguer à travers son oubli constant des éléments de preuve ainsi que les nombreuses rencontres avec Teddy (Joe Pantoliano), son « ami » de qui il entretient des suspicions, et Natalie (Carrie-Anne Moss), une serveuse qui l’aide à mener à terme son enquête.

La particularité de Memento est sa construction narrative, qui présente deux trames distinctes : l’une au présent, l’autre, au passé. Pour la première, qui débute lorsque Leonard assassine Teddy qui est le responsable du meurtre de sa femme, nous remontons graduellement le fil des évènements qui culminent en cette scène d’introduction. La seconde est quant à elle une longue scène linéaire où Leonard discute avec quelqu’un au téléphone. Ces deux trames sont tournées respectivement en couleur et en noir et blanc, et s’entrecoupent par petits segments qui correspondent approximativement à la durée de son attention avant qu’il oublie ce qui vient de se produire.

Plusieurs ont critiqué à sa sortie cette construction atypique qui n’est qu’un moyen pour garder l’auditoire dans le néant, et à certains égards j’avoue qu’effectivement je peine à y trouver une autre utilité que celle de divertir et de conserver le suspense le plus longtemps possible. La succession de segments est intéressante, car elle permet de placer les spectateurs dans la peau de Leonard et de la durée avant que sa mémoire lui joue des tours, mais ces deux temporalités et la déconstruction du récit, bien qu’ingénieuse, est relativement accessoire. Cela nous déstabilise au début, mais rapidement on parvient à se raccrocher au récit, même si on se dit qu’il faudra probablement un second visionnement pour tout cerner. C’est d’ailleurs l’un des objectifs que se fixe Nolan quand il fait un film. Il aime que, advenant un nouveau visionnement de ses films, l’expérience soit différente de la première écoute. D’une certaine façon, il est vrai qu’on ne tirera pas la même chose de chaque visionnement de Memento, mais Nolan parvient surprenamment à tout nous faire comprendre du premier coup. Ce n’est que dans la scène finale qu’un élément parvient à changer toute la vision qu’on a du film, et c’est à mon avis ce qui en fait sa force.

Nolan est excellent pour donner à l’auditoire un sentiment d’empowerment, pour nous faire croire que nous traçons nous-mêmes les liens qui unissent les indices de son intrigue, alors que c’est plutôt le réalisateur qui en tire les ficelles et qui insémine presque subliminalement le moment où nous allons parvenir à nos conclusions. C’est ce que j’apprécie le plus de ses films, un élément qu’il réutilisera à de nombreuses reprises par la suite, mais qui sont particulièrement au cœur de ses deux premiers films. Chaque objet a son utilité et son importance au récit, et tout est méticuleusement calculé pour nous faire vivre de nombreuses épiphanies créées par des attentes qu’il nous impose.

Le réalisateur aime explorer une idée ou un concept dans ses films. Ici, il s’intéresse à la mémoire et la façon dont elle peut nous jouer des tours malgré nous. Il explore la déconnexion entre le passé et le présent et sur la façon dont on peut manipuler la mémoire pour arriver à nos fins. En ce sens, Memento se présente d’abord comme une enquête relativement typique, mais le film se transforme, lentement mais surement, en une étude de personnage singulière. Guy Pearce parvient à juste titre à rendre son personnage attachant sans jamais forcer la note. On est naturellement empathique envers Leonard qui cherche à rendre justice à sa femme, et ce, même s’il ne s’en souviendra pas une fois l’acte accompli. Natalie soulève d’ailleurs ce point à un moment du film, ce à quoi il lui répond :

My wife deserves vengance. Doesn’t make a difference whether I know about it. Just because there are things I don’t remember that doesn’t make my actions meaningless. The world doesn’t just disappear when you close your eyes, does it? Anyway, maybe I’ll take a photograph to remind myself, get another freaky tattoo.

Nolan explore plusieurs thématiques ou situations paradoxales qui font réfléchir, et c’est à ce niveau qu’il excelle. Très peu de réalisateurs grand public parviennent à réaliser ces tours de force, et c’est probablement ce qui explique pourquoi il a su s’imposer comme l’un des plus universellement appréciés du public et des critiques.

Memento est loin d’être un film parfait et possède tout de même certaines incohérences et longueurs, qu’on lui pardonne toutefois en raison de son originalité et du malsain plaisir qu’on éprouve tout du long à reconstruire le fil des événements. On sort du visionnement un peu épuisé par l’effort que le film nous demande, effort toutefois récompensé par une conclusion satisfaisante et une expérience véritablement engageante. Pour un film d’auteur à faible budget, il possède un attrait indéniable et accessible malgré sa construction déroutante, et on comprend pourquoi la Warner lui donnera carte blanche pour tous ses projets subséquents. Le film a peut-être fait plus forte impression à sa sortie qu’aujourd’hui, mais son ingéniosité en fait un film d’exception que tout cinéphile doit avoir vu une fois dans sa vie.

Fait partie des 1001 films à voir.

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