La mort inattendue de Chadwick Boseman à 43 ans a pris l’industrie du cinéma par surprise il y a quelques mois. Devenu une icône pour son interprétation de Black Panther, il avait précédemment incarné Jackie Robinson (42) et James Brown (Get on Up), deux Afro-Américains qui ont marqué leur domaine respectif. Ma Rainey’s Black Bottom, cette adaptation de la pièce du même nom d’August Wilson, s’avère donc son dernier rôle, et probablement son meilleur. Viola Davis et lui livrent ici des performances inspirées, dans un huis clos aux influences théâtrales affirmées qui vous fera probablement découvrir la diva Ma Rainey, l’une des premières chanteuses de blues de l’histoire.

L’essentiel du film se déroule lors d’une séance d’enregistrement aux studios Paramount de Chicago en 1927. Après une brève introduction qui nous présente l’ascension de Ma Rainey (Davis) sur la scène musicale, on retrouve les musiciens de la chanteuse qui attendent patiemment son arrivée dans une salle miteuse, au sous-sol. Levee Green (Boseman) est un jeune joueur de trompette chevronné aux ambitions et à la fougue inégalées. Toledo (Glynn Turman) est un pianiste âgé et discret. Cutler (Colman Domingo) est un tromboniste traditionaliste dont la personnalité se heurte à celle de Levee. Enfin, Slow Drag (Michael Potts) est un violoncelliste réservé. Levee rêve d’avoir un jour son propre groupe et d’écrire des chansons plutôt que de jouer de vieux classiques comme il le fait en ce moment avec Ma Rainey. Il compose d’ailleurs quelques morceaux pour le producteur du studio, Mel Sturdyvant (Jonny Coyne), qui lui offre quelques dollars en échange. Après quelques prises de bec entre Levee et le groupe au sujet de la façon dont ils comptent enregistrer les pièces (Levee et les producteurs voudraient une version plus rythmée de « Ma Rainey’s Black Bottom », ce à quoi le groupe et la chanteuse s’opposent), la diva fait finalement son apparition, et entend faire se dérouler la séance comme le souhaite, au grand dam de son agent (Jeremy Shamos).

Si la thématique du racisme est certes présente dans Ma Rainey, le récit met davantage l’accent sur le choc générationnel qui place en confrontation Levee et tous les autres musiciens. Le trompettiste est un charmeur extraverti qui n’a pas peur d’exprimer son opinion, juste assez vieux pour avoir quelques expériences de vie et assez jeune pour croire que le monde lui appartient. Sa personnalité flamboyante est propice aux prises de bec, d’abord avec Culter, qui tente de calmer ses ardeurs, puis avec la diva elle-même, qui méprise sa fougue. Levee voit en la trompette l’opportunité de s’élever socialement, et il n’acceptera pas que quelqu’un brime sa vision, que ce soit un musicien sans ambition ou la « Mother of the Blues« .

Denzel Washington, producteur du film, s’est donné le mandat d’adapter les dix pièces d’August Wilson il y a quelques années. Après Fences (qui a valu à Viola Davis son premier Oscar), Ma Rainey est la deuxième adaptation du « Pittsburgh Circle », une série de pièces qui témoignent de l’héritage afro-américain au 20e siècle. L’aspect théâtral se fait grandement sentir ici, que ce soit par les excellents dialogues inspirés, son environnement reclus ou ses nombreux monologues. Si les deux premiers aspects contribuent grandement à l’immersion dans le récit, le dernier est celui qui a le plus contribué à la casser. J’ai toujours eu de la difficulté quand un personnage raconte une histoire dans un film pour amener un argument ou faire un parallèle avec une situation. Au théâtre, cela fonctionne mieux à mon avis puisqu’on n’a rarement d’autre choix que de faire dire aux personnages ce qu’ils pensent ou de raconter ce qu’ils ont vécu. Le cinéma est toutefois un média plus visuel, qui peut se permettre de digresser par moments et d’imager ces monologues. Chacun des personnages ici a « son moment » où il raconte une histoire vécue ou une métaphore sur l’expérience afro-américaine, ce qui casse le rythme, le « flow » des conversations. On aurait dû trouver une façon de rendre le tout plus dynamique, bien que je comprenne l’intention de vouloir demeurer fidèle au matériel d’origine. Certains spectateurs auront toutefois assurément l’impression d’être au théâtre et non pas au cinéma.

L’excellente histoire de Wilson était propice à de très grandes interprétations, et c’est exactement ce à quoi nous avons droit. Si Ma Rainey est en théorie le personnage principal, c’est toutefois Levee qui occupe davantage l’écran, et à ce chapitre Boseman livre ici son 110%. On ne saura jamais s’il savait que ce serait son dernier film, mais force est de constater que son physique de plus en plus émacié (il était en traitement contre son cancer durant le tournage) colle parfaitement à son interprétation nerveuse. Si on se délecte de chacune de ses scènes, on ne peut visionner Ma Rainey sans penser à toutes les opportunités futures que lui aurait offertes ce rôle. Boseman pourrait rafler plusieurs prix d’interprétation ce printemps, et s’il le fait, ce ne sera pas par volonté de lui rendre hommage. Il méritera tous les éloges à son sujet.

C’est également de cas de Viola Davis, qui pourrait bien remporter les grands honneurs à nouveau dans une adaptation d’une pièce de Wilson. Avec l’aura qu’elle dégage, je m’attendais à une interprétation très expressive, explosive même, propre aux divas. C’est plutôt une Ma Rainey forte mais fatiguée à laquelle nous avons droit. Oui, elle est capricieuse, comme lorsqu’elle refuse de chanter parce qu’on ne lui a pas servi de Coca-Cola, tel que mentionné dans son contrat. Oui, elle impose aux producteurs et à son groupe la version originelle de la chanson, avec en prime une introduction faite par son neveu bègue Sylvester (Dusan Brown). Oui, elle maltraite son agent, un blanc, qui fait tout pour l’accommoder malgré ses nombreuses demandes qui viennent contrecarrer les plans d’origine. Au fond d’elle, c’est parce que Ma Rainey sait que malgré toutes ses demandes, elle ressortira nécessairement perdante de l’expérience et n’aura jamais droit à la notoriété qu’une blanche de son envergure aurait. Davis rend parfaitement tout le poids et l’adversité qui pèse sur les épaules de Ma Rainey en nous livrant une interprétation forte et confiante, mais jamais désagréable.

Ma Rainey’s Black Bottom s’apprécie surtout comme une excellente pièce de théâtre, et moins comme une expérience cinématographique dynamique. Le visuel est inégal, alors que les deux décors principaux, somme toute bien rendus, font contraste avec les quelques scènes extérieures empreintes de CGI. Il m’a toutefois donné envie d’un jour aller voir cette pièce et m’aura fait connaître une autre icône de la culture afro-américaine oubliée par une histoire culturelle des États-Unis décidément trop blanche.

Fait partie des 1001 films à voir.

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