Inherent Vice
Inherent Vice fait partie de ces rares films hollywoodiens audacieux qui entendent rendre hommage à l’histoire du cinéma et, en agissant ainsi, est assuré de diviser son public. Son scénario semble tout droit sorti de l’archétype des films noirs des années 1950, mais dans le contexte très précis de la Californie du début des années 1970, où les utopies des années 1960 se sont transformées en désillusions suivant une série d’événements, notamment l’assassinat de Sharon Tate par le culte de Charles Manson, ou tout simplement l’arrivée massive des drogues en tout genre. Ce dernier élément semble teinter tant la forme que le fond du récit, chaotique et confus tout du long, telle une expérience sensorielle déroutante à la Fear and Loathing in Las Vegas. Inherent Vice s’intéresse davantage à créer une atmosphère nostalgique qu’à proposer une enquête véritablement prenante. Pour certains (surtout ceux qui ont vécu à cette époque ou encore les amateurs de noirs hollywoodiens) ce film constituera le haut fait de la carrière de Paul Thomas Anderson (à l’exception peut-être de There Will Be Blood), mais pour la majorité il ne sera qu’un fouillis inexorable auquel il sera impossible d’adhérer, et ce, dès ses premières minutes.
Il serait difficile de résumer adéquatement Inherent Vice, en partie parce que les films procéduraux mettent beaucoup l’accent sur les détails qui ont besoin de contexte pour bien les comprendre, mais également parce que l’histoire va dans toutes les directions et les liens entre chacune des trames narratives sont parfois superflus, voire incrédules. Voici cependant les grandes lignes de l’enquête : après avoir reçu la visite de son ex-copine Shasta (Katherine Waterston), Doc (Joaquin Phoenix), un détective privé hippie, enquête sur un complot visant un promoteur immobilier notoire, Mickey Wolfmann (Eric Roberts), dont la femme et son amant tentent de le faire interner dans un institut psychiatrique. Dès lors, un peu comme dans un jeu vidéo, Doc est sollicité par plusieurs personnes qui lui confient des « quêtes secondaires » qui toutes culmineront (à divers degrés) vers le cas principal. Il y a Tariq Khalil (Michael Kenneth Williams) qui mandate Doc de retrouver l’un des gardes du corps du promoteur, puis Hope (Jena Malone) qui cherche à retrouver Coy (Owen Wilson), son mari saxophoniste supposément décédé et qui est en fait un infiltré du gouvernement. Il y a également tout un arc qui implique un syndicat de dentistes avec Rudy Blatnoyd (Martin Short) à sa tête, personnage qui mourra tragiquement dans un accident de trampoline, sans parler de la rivalité entre Doc et Bigfoot (Josh Brolin), un policier conservateur et bureaucratique du L.A.P.D. Une multitude d’enquêtes annexes pour un maximum de confusion!
Comme si cela ne suffisait pas, il vous faudra être très attentifs à tous les dialogues qui livrent une quantité impressionnante d’information en peu de temps, des informations parfois cruciales, parfois inutiles. Par moments, on nous apprend quelque chose qu’on avait déduit plusieurs minutes auparavant, et à d’autres on nous impose de nouvelles informations livrées comme un fait commun, un élément qui devrait nous être familier (mais qui ne l’est pas). À un certain moment, je me suis demandé si Inherent Vice était en fait une blague, une expérience pour savoir quelle est la limite de l’attention que les spectateurs peuvent accorder à un film. J’ai eu le même sentiment récemment dans Mektoub My Love : Intermezzo d’Abdelatif Kechiche, où 3h30 des 4h du film se déroulent dans une boîte de nuit où les protagonistes ne font que danser sur la musique électronique ambiante sans qu’il n’y ait vraiment de dialogue ou de péripéties. Si l’objectif de ces films est de créer un malaise quelconque auprès de l’auditoire, de le pousser à décrocher et de le garder en salle le plus longtemps possible dans un état de confusion complet et embarrassant, alors c’est réussi. Bien honnêtement, je crois que c’est peut-être le cas ici.
J’ai habituellement beaucoup de difficulté à garder toute mon attention sur l’enquête et la multitude de protagonistes proposés dans un film noir. Pourtant, pour une raison qui m’échappe, j’ai été investi pendant la grande majorité du film. Peut-être est-ce mon amour envers Paul Thomas Anderson qui m’a poussé à vouloir rendre justice à son œuvre, ou peut-être est-ce mon orgueil qui a voulu comprendre toutes les subtilités d’un scénario qui s’est attiré les éloges des critiques de cinéma (et non pas du public) à travers les ans. Quoi qu’il en soit, je suis demeuré relativement captivé tout du long, et même sa finale prévisible (que David Lynch parvient à accomplir avec plus de brio dans un film dont je tairai le nom) ne m’a pas complètement déçu. J’attendais patiemment de voir comment allait se dénouer l’intrigue (un peu à l’image du dicton « ce n’est pas où on va qui compte, mais comment on s’y rend »), mais j’aurais apprécié qu’on me conforte dans mon impression qu’Inherent Vice n’est au final qu’un mélange hallucinatoire de situations parfois véridiques, parfois surréalistes, causé par la drogue. Ce serait toutefois sous-estimer Anderson, qui n’a que rarement l’envie de nous livrer les réponses à nos questions dans ses films.
Pour autant que j’aie trouvé de nombreuses qualités thématiques et visuelles au film, il m’a, comme à plusieurs, laissé sur ma faim. Si l’histoire avait été plus concise sa finale aurait à mon avis mieux fonctionné. On se lasse à un moment de voir les mêmes personnages revenir dans différents contextes, ou encore que certaines situations se répètent sans aucune raison apparente. Comme toujours dans les films d’Anderson, les interprétations sont solides, bien que les personnages soient moins approfondis que dans ses précédents projets. On ne peut lui reprocher d’avoir voulu tenter quelque chose de nouveau, mais on espère presque qu’il ne souhaite pas poursuivre dans cette voie par la suite, car on est ici bien loin de la personne qui a réalisé Magnolia dix ans auparavant. Le réalisateur et scénariste excelle quand il propose une histoire originale (le film est une adaptation du roman de Thomas Pynchon) qui met l’accent sur ses personnages et leur psyché, et moins quand il s’agit de proposer une histoire complexe et aux nombreuses ramifications. On assiste toutefois à la maturation de l’un des plus grands réalisateurs de son temps, qui ne ressent plus nécessairement le besoin de nous montrer à quel point ses films sont innovants, mais on s’ennuie par moment de l’exubérance qui l’a fait connaître.
Inherent Vice est en quelque sorte un ovni dans la filmographie d’Anderson et est assuré de diviser ses amateurs. On est enclin à lui pardonner cet essai en raison des petits bijoux qu’il nous a légués par le passé, et je crois qu’il faut saluer l’audace dont il a fait preuve ici pour nous livrer un film d’ambiance, une lettre d’amour au cinéma des années 1970 (un peu comme l’a fait Tarantino avec Once Upon a Time… in Hollywood), mais malgré toutes ses qualités, on peine à vraiment s’investir dans n’importe quel aspect du film. Peut-être que l’usage de certaines substances illicites pourrait permettre de discerner un tout autre niveau d’analyse. Peut-être…