Lucia (Charlotte Rampling) accompagne son mari chef d’orchestre à Vienne pour une série de représentations de la Flûte enchantée. Alors que le couple récupère les clés de leur chambre à l’hôtel, Lucia et le portier, Max (Dirk Bogarde), échangent un regard plein de sous-entendus : ils se sont déjà vus quelque part. À travers une série de souvenirs du temps où il était SS et elle prisonnière d’un camp de concentration, Max et Lucia revivent leur histoire pendant que les anciens collègues de ce dernier jettent une ombre sur leur avenir.

The Night Porter est considéré par plusieurs comme un film pornographique dérangeant et problématique. Pour les autres, on pourrait plutôt être d’avis que l’Italie a connu pire dans les années 1970, le film étant pâle en comparaison avec Salò, sorti l’année suivante. La « pornographie » qui nous est présentée ici est consentante, assez douce à regarder, et les ajouts de sadomasochisme sont pour leur part peu choquants, du moins visionnés de nos jours. En fait, en entrant dans le visionnement en s’attendant à un niveau élevé d’images troublantes, on ressortira au final grandement soulagé par sa ténuité graphique, bien qu’un certain malaise soit bien présent tout du long.

Cela dit, la relation entre Max et Lucia est tout sauf saine. D’emblée, la première rencontre à l’hôtel nous indique de façon habile qu’un passé troublant les lie. En l’espace de quelques secondes, elle n’est plus la femme élégante d’un conducteur d’opéra et il n’est plus le portier d’un hôtel viennois de luxe. Les façades tombent et le spectateur est immédiatement accroché par le regard qu’ils échangent. Les personnages deviennent alors vulnérables pour la première fois, Max n’étant plus capable de remettre des clés de chambres aux occupants de l’hôtel, Lucia ne sachant plus comment saluer des spectateurs d’opéra. Qu’est-ce qui nous a menés là?

Le film commence lentement en nous présentant quelques images du passé des personnages à raison de quelques secondes, plusieurs fois dans le premier acte du récit. Il faut saluer le résultat ici, car on ne se retrouve jamais dans l’incertitude de savoir à quelle époque les scènes appartiennent. Certes, les costumes changent et l’atmosphère s’alourdit, les scènes du passé étant teintées de vert, mais on passe sans cesse du camp à l’hôtel sans que ces bonds soient confus.

Ainsi, l’histoire de cette relation problématique se dévoile lentement. Max était gardien, elle était prisonnière. La première fois qu’il la voit, il la filme alors qu’elle est nue, puis, les fois subséquentes, il la soumet à des actes sexuels parfois dangereux et elle y prend de plus en plus de plaisir. Au moment présent, il faudra attendre que le mari de Lucia quitte pour Budapest avant que les deux ne se retrouvent et on pourra même être surpris de cette scène poignante, lorsqu’on les voit d’abord se battre, puis s’abandonner à l’amour.

Les protagonistes sont donc d’anciens amants. La naissance de cette relation pourra rappeler un certain syndrome de Stockholm, mais pour une raison qui m’échappe, les deux héros ont de véritables sentiments amoureux l’un envers l’autre. Et cette relation troublée est étrangement belle à regarder évoluer. En fait, il est facile de voir qu’ils s’aiment, mais la vraie nature de ce qui les unit peut aussi n’être qu’un jeu de pouvoir auquel ils s’abandonnent. La scène d’ouverture démontre que les deux ont tenté d’échapper à leur passé, mais ils choisissent consciemment de reprendre là où ils avaient laissé les choses dès qu’ils en ont l’occasion. Dès lors, les anciens partenaires de guerre de Max veulent retrouver Lucia pour l’éliminer et s’assurer qu’elle ne participera pas au procès de ce dernier dans les prochains jours. De son côté, le portier veut protéger sa douce, et n’hésitera pas à se débarrasser de ses anciens camarades qui risqueraient de lui faire du mal.

La question à savoir s’il y a véritablement de l’amour entre les deux se pose : Max retrouve sa position de pouvoir sur Lucia et devient traqué par ses amis. La prisonnière retrouve cette position de captive, enchaînée dans un appartement où le couple est cerné par les anciens membres de la gestapo. Mais leur nouvelle situation ne semble pas les déranger le moins du monde. Ils sont ensemble, ils souffrent ensemble, dépérissent ensemble, et continuent à se remémorer leurs « doux » souvenirs, continuent à les revivre, allant même jusqu’à porter les mêmes costumes qui les étouffaient quelques années auparavant.

Il y a dans The Night Porter plusieurs éléments troublants qui mériteraient une analyse plus poussée de la psyché des personnages. Max est subjugué par Lucia dès qu’il la voit nue à son arrivée au camp. Il l’entraîne dans une relation sadomasochiste de laquelle ils tirent l’un l’autre beaucoup de satisfaction. Puis, lorsqu’il la retrouve, on le découvre complètement démuni et vulnérable. Ainsi, le lien qui les unit, s’il en est un de pouvoir, n’est peut-être pas celui qu’on voudrait croire d’emblée. On compare souvent la scène où Lucia chante dans un bar rempli de SS à une représentation de Salomé en raison du cadeau que Max lui fait quand elle finit son numéro. Rappelons-nous cependant que Salomé séduit les hommes pour qui elle danse et exerce ainsi un contrôle sur eux, allant même à les forcer à couper la tête de ses opposants. N’est-ce pas étrange que Lucia réagisse si peu devant le cadeau que Max lui apporte, alors que celui-ci en soit fier lorsqu’il lui offre? N’oublions pas non plus que le film présente un autre ancien détenu de camp, un danseur prénommé Bert (Amedeo Amodio), qui a tellement charmé les SS par ses numéros sensuels qu’il s’en est sorti indemne.

Il serait facile de se pencher seulement sur une analyse psychanalytique des héros, mais The Night Porter est aussi beaucoup plus que ça. En fait, deux options s’offrent à nous lorsqu’on débute le visionnement. On pourra vouloir avoir accès au passé des personnages, à leur personnalité et leurs actions entre la fin du camp et le moment des retrouvailles et être plutôt déçu que le récit ne nous donne pas satisfaction ; les critiques les plus communes adressées au film mentionnent qu’en-dehors des événements que l’on voit au moment présent et en souvenirs, on n’a que peu de contexte pour comprendre, entre autres choses, les motivations des personnages, que ce soit Max et Lucia ou même la bande de SS. À l’inverse, on peut commencer le visionnement avec aucune attente et se laisser emporter par cette relation riche de concepts psychologiques et tenter de trouver nous-mêmes les clés. À ce moment-là, l’absence de contexte devient beaucoup moins agaçante, car Max et Lucia n’existent pas réellement l’un sans l’autre ou à l’extérieur de leur aventure. Dès lors, on peut se laisser bercer par l’atmosphère visuelle et la musique du film, apprécier les morceaux classiques et les teintes froides du passé, de même que, dans une certaine mesure, l’ambition féministe du récit.

The Night Porter témoigne assurément d’une relation puissante et troublante. Malgré les critiques qui ont dit entre autres que le film voulait présenter une histoire sérieuse mais le faisait de façon maladroite en stéréotypant ses personnages et en n’étant pas cohérent dans certains moments de tension (essentiellement au cours du troisième acte), on peut le voir plutôt comme une intrusion dans la vie de deux amants fascinés l’un par l’autre et fascinants pour le spectateur. On appréciera alors les références et les échos à l’art et à la religion, cherchant ainsi du symbolisme où il y en a assurément, sans que ce soit présenté de façon explicite dès le départ. Alors que je peux comprendre les diverses critiques qui lui sont adressées, je suis d’avis que The Night Porter est un film qui mérite une analyse de fond, car l’essentiel de ce qu’il veut présenter se passe à un si petit niveau qu’on pourra aisément manquer ce qu’il tente d’exposer, à la recherche de quelque chose de plus grand.

Fait partie de la Collection Criterion (#59).

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