J’ai toujours été attiré par l’esthétisme des films de Paul Thomas Anderson. L’un de mes premiers coups de coeur cinématographiques est Magnolia, que j’ai visionné quand j’avais 9 ou 10 ans, et, comme nous sommes très influençables à cet âge, c’est probablement cela qui explique l’attachement émotionnel profond (et surdimensionné peut-être) que j’ai toujours eu envers celui-ci. Je ne comprends toujours pas pourquoi il m’aura fallu près de vingt ans pour visionner le précurseur de l’un de mes films fétiches, et également l’un des meilleurs d’Anderson. Boogie Nights m’avait échappé jusqu’à présent, et je constate que c’était un grand manque dans mon bagage culturel (même si la série The Deuce aborde sensiblement et avec brio les mêmes thématiques). Je dois évidemment faire abstraction de mon amour de Magnolia pour la présente critique, mais je ne peux m’empêcher de comparer ces deux films aux ambitions semblables et à la construction similaire. Si je considère le second comme supérieur et plus accompli, Boogie Nights innove de bien des façons à sa sortie en 1997, en plus d’établir Anderson comme l’un des réalisateurs les plus prometteurs de sa génération.

Le film débute en 1977 près de Los Angeles. Dans un long plan-séquence digne de Goodfellas, on fait la connaissance, bien que rapide, de tous les personnages qui forment cette mosaïque narrative, réunis au Reseda, un bar courru. On retrouve Jack Horner (Burt Reynolds), un réalisateur de films pour adultes, son actrice fétiche (et compagne?) Amber Waves (Julianne Moore), le propriétaire du bar Maurice Rodríguez (Luis Guzmán), le producteur William « Little Bill » Thomson (William H. Macy), les acteurs pornos Buck Swope (Don Cheadle), Reed Rothchild (John C. Reilly) et « Rollergirl » (Heather Graham) et enfin Eddie Adams (Mark Wahlberg), ce jeune employé laveur de vaisselle. C’est à ce dernier que s’intéressera Warner, qui, sans trop avoir à le convaincre, lui proposera de joindre son équipe pour jouer dans son prochain film. Adams a en effet la réputation d’avoir un membre surdimensionné. Après un essai prometteur, Adams, sous le pseudonyme Dirk Diggler, deviendra l’un des acteurs porno les plus réputés, mais comme c’est souvent le cas pour les gens de sa profession, la déchéance n’est jamais bien loin.

Anderson s’est toujours considéré comme un auteur d’abord, et un réalisateur ensuite. Il entretient la philosophie que c’est le scénario qui « dirige » le film, et non le réalisateur en tant que tel. Avec Boogie Nights, il démontre l’étendue de son talent d’auteur en forgeant une multitude de personnages complexes et singuliers, possédant chacun leur identité propre. On a parfois l’impression dans certains films d’auteurs que tous les personnages parlent de la même façon, qu’on sent la plume du scénariste derrière les répliques. Ce n’est pas du tout le cas ici. Tous contribuent d’une façon ou d’une autre à l’histoire, et on s’attarde suffisamment à chacun d’eux pour qu’ils aient leur moment de gloire. Il est déjà assez difficile d’écrire un ou deux personnages intéressants et originaux dans un film conventionnel, alors imaginez ce que représente la lourde tâche de proposer une dizaine de personnages tous plus extravagants les uns que les autres.

Au centre du lot se trouve Dirk Diggler, sorte d’archétype de la star hollywoodienne, pornographique ou non. Provenant d’une famille modeste, il se fait remarquer par un vétéran réalisateur qui lui donne la chance de percer le milieu, puis c’est la consécration, suivie de la chute brutale, inévitablement liée à l’enfer de la drogue et à un égo démesuré. Cette évolution peut vous sembler prévisible – et franchement, elle l’est – mais quand on y pense quelques instants, peut-il en être autrement? Tout en jouant sur les clichés, Anderson propose cette histoire entendue des centaines de fois auparavant, mais la peuple de personnages beaucoup moins clichés, et de situations originales et choquantes, ce qui fait mieux avaler le tout.

L’un de mes personnages préférés est celui d’Amber Waves, interprété avec justesse par Julianne Moore. Amber joue en quelque sorte le rôle de mentor auprès de Dirk, avant de tomber en quelque sorte amoureuse de lui. On ne sait rien d’elle au préalable, si ce n’est qu’elle tente de ravoir la garde de son fils un jour. Moore démontre qu’elle est l’une des meilleures actrices de sa génération dans ce rôle qui allie comédie et drame. On dit souvent qu’on départage les bons acteurs des excellents lorsqu’on leur demande de mal jouer pour un rôle. Vous aurez probablement le meilleur exemple de mauvais jeu ici dans la reconstitution d’un film porno réalisé par Horner. Sa performance est sans égale, et on s’étonne qu’elle n’ait pas mérité son premier Oscar en carrière avec ce rôle.

En fait, tous les acteurs et actrices jouent à perfection, et c’est probablement parce que, pour plusieurs d’entre eux, Anderson a forgé un personnage qui leur collait à la peau. Tous sont excentriques à leur façon, et nous font bonne impression malgré leur morale parfois douteuse. Cheadle interprète un cowboy noir vendeur de stéréos, Reilly y joue un magicien converti en acteur porno, Philip Seymour Hoffman, qui crève l’écran à chaque présence, est placé dans la peau d’un homosexuel preneur de son, Alfred Molina interprète un dealer de drogue déjanté et William H. Macy, fidèle à ses habitudes, joue un producteur blasé cocufié à de nombreuses reprises par sa femme, actrice porno. Le tout est mené par un Wahlberg à point (pour un premier grand rôle au cinéma) et un Burt Reynolds dépoussiéré, qui incarne l’archétype du vétéran réalisateur des années 1970 (rappelons que l’acteur est également une icône de cette époque). Ce dernier offre d’ailleurs possiblement sa meilleure performance en carrière, lui qu’on reléguait souvent aux comédies stupides auparavant. On ne s’étonne plus de voir les acteurs et actrices des films d’Anderson être nommés aux Oscars, et avec raison, car autant il parvient à créer des personnages mémorables, autant sa distribution semble donner son 110% dans ses films.

Le but du film n’est pas tant de nous en apprendre sur la pornographie, mais plutôt d’observer des personnages qui évoluent (ou auraient pu évoluer) dans ce contexte précis. Il faut néanmoins glisser un mot sur cette thématique et sa représentation, très peu abordée au cinéma. Les années 1970 et 1980 sont une période de transition entre les films érotiques professionnels et l’apparition de la caméra vidéo qui permet les films amateurs. C’est une époque très intéressante de l’histoire, mais son sujet extrêmement tabou fait probablement en sorte que peu de gens s’y soient intéressés auparavant. Boogie Nights se situe au carrefour de ces deux phases, alors que la pornographie, encore tournée sur films, donnait somme toute l’impression de n’être qu’une nouvelle forme de cinéma. L’arrivée de la vidéo amateure, qui démocratise le matériel pornographique, vient en effet stigmatiser la pornographie qui est perçue du même coup comme dégradante.  Pour voir ces films, les gens devaient autrefois aller au cinéma, et donc on accordait beaucoup d’importance – quoiqu’avec des résultats mitigés – à l’aspect artistique de la chose. Comme le dit si bien Horner, il faut trouver un moyen de garder l’auditoire en salles une fois qu’ils ont fini leur « besogne ». Tout cet aspect s’évanouit toutefois lorsque la pornographie devient un plaisir intime, à consommer chez soi sur un lecteur VHS( qui possède une touche « avance rapide »). Anderson campe donc son récit dans cette période charnière qui verra l’expansion fulgurante de la pornographie dite amateure, au détriment d’une pornographie plus conventionnelle, glamour même. Les réflexions qu’il suscite sont intéressantes, mais peuvent être difficiles à percevoir au premier visionnement puisqu’on est trop obnubilés par tout ce qui se passe.

La façon dont le récit nous est présenté est également novatrice. Tournées avec une lentille anamorphique, toutes les scènes sont un régal pour l’œil. La caméra bouge très bien, alliant whip-pans, très gros plans et changements de format d’image avec une fluidité inédite. On ressent les nombreuses influences de Scorsese et d’Altman, bien qu’Anderson dit s’être beaucoup inspiré du visuel des films de Jonathan Demme (The Silence of the Lambs). La composition des plans est tout simplement incroyable, et les couleurs chaudes collent parfaitement à l’image qu’on se fait des années 1970. L’angle très large de la caméra donne également une signature visuelle plus qu’intéressante au film, et rehausse la qualité générale du produit final. Combiné à une trame sonore recherchée, quoiqu’abusive, on obtient un film très immersif.

Les principaux reproches que j’aurais à faire au film sont sa relative prévisibilité et ses quelques longueurs. J’adore qu’un récit prenne le temps de bien présenter chacun de ses personnages. Ce type de films devient une denrée de plus en plus rare, car habituellement on veut que chacun des dialogues serve à faire avancer l’histoire ou à nous apprendre une information pertinente pour la suite des choses. Ici, il y a une abondance de small talk, mais on l’accueille à bras ouverts car ceux-ci servent à créer une ambiance, à reconstituer une époque, mais surtout à étaler la profondeur des personnages. Tarantino propose des dialogues similaires, quoique plus imagés et extravertis que ceux d’Anderson, et on écouterait leurs personnages parler durant des heures tellement ce qu’ils disent semble authentique. Il y a également plusieurs changements de tons brusques qui vous rappelleront l’ambiance d’un Tarantino, et le dernier acte en soi semble tout droit sorti de Pulp Fiction. Pour autant que j’aie aimé cette scène complètement éclatée, je l’ai également trouvée plutôt inutile, car à ce point de l’histoire on comprend suffisamment la déchéance de Dirk Diggler sans avoir besoin de le placer dans une situation plus grande que nature qui témoigne du point culminant de sa descente aux enfers. Elle vaut tout de même le détour pour l’incroyable performance de Molina.

Boogie Nights est un film accompli de l’un des plus grands réalisateurs de sa génération. Certains considèrent ce film comme son chef-d’oeuvre (ex æquo avec There Will Be Blood), et s’il est certains que c’est un grand film, j’avoue avoir préféré Magnolia, ne serait-ce que parce qu’il aborde mieux et avec plus de nuances les aspects dramatiques de la vie. N’empêche, c’est probablement l’un des meilleurs films sur l’histoire de la pornographie, mais également un excellent divertissement campé dans l’une des décennies les plus intéressantes – et excentriques – qui soit.

Fait partie des 1001 films à voir.

Fait partie du top 250 d’Alexandre (#71).

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