Il est difficile de regarder Whiplash actuellement sans tirer des parallèles avec le mouvement #metoo qui secoue Hollywood depuis 2017. Bien qu’à caractère sexuel, cette vague de dénonciation a permis de conscientiser une population qui taisait, pour diverses raisons, des abus de pouvoir en situation de travail ou de relation amoureuse. Le deuxième film de Damian Chazelle (La La Land, First Man) est assurément son plus intime. Décriant cette relation entre un professeur de jazz et son élève, on a fort à parier que plusieurs se sont reconnus à un moment ou à un autre de leur vie. Plongeons au cœur de ce milieu difficile qu’est la musique.

L’amour du jazz

On suit Andrew (Miles Teller), un étudiant de première année au conservatoire de musique Shaffer, plus prestigieuse école du genre des États-Unis. Jouant de la batterie, il tente tant bien que mal de décrocher le « premier rôle » de l’orchestre de sa classe. Fletcher (J.K. Simmons, tout simplement magistral) le remarque alors qu’Andrew pratique seul après les heures de cours. Ce réputé professeur est en effet à la recherche d’un nouveau batteur pour son propre orchestre, et écoute souvent aux portes des autres classes dans le but de dénicher sa perle rare. Il la trouve en Andrew, qui est rapidement ajouté (et non intégré) au sein du groupe de musiciens de Fletcher. Redoutant la réputation tyrannique du professeur, il est prêt à tout pour lui prouver sa valeur.

S’ensuit alors pendant près de 90 minutes une relation amour-haine nocive entre le professeur et son élève. Dans le but de pousser Andrew à se dépasser, il n’hésite pas à user de chantage émotionnel, le manipuler et lui demander d’effectuer des tâches quasi-impossibles. D’une part, Fletcher croit que personne ne devrait se satisfaire de ne pas atteindre la perfection (« There are no two words in the English language more harmful than ‘good job’ »), de l’autre, Andrew est trop orgueilleux pour se décourager, et tente véritablement de se dépasser à chaque mesure pour satisfaire lui-même et son professeur. C’est une histoire qu’on connait tous un peu, et Chazelle parvient brillamment à nous inclure dans cette relation toxique, qu’on le veuille ou non.

Les répliques acerbes de Fletcher sont rédigées d’une main de maître par Chazelle. Il est difficile de rester passif face aux insultes créatives et mesquines du professeur, qui placent l’auditoire en constant dilemme entre rire et empathie. Les situations, toutes crédibles bien que parfois sensationnalistes, culminent vers une scène finale à l’image du film. En fait, le questionnement constant qui nous habite est le suivant : doit-on se réjouir de voir Andrew devenir meilleur après chaque attaque de Fletcher, ou doit-on plutôt souhaiter qu’Andrew quitte pour de bon cette relation toxique? Si Whiplash nous fait ressentir toutes ces émotions aussi vivement, que dire de ceux et celles qui vivent jour après jour avec ce lourd fardeau…

Une réalisation sans faille

Damien Chazelle, à l’époque un parfait inconnu, a dû trimer dur pour voir son film se réaliser. Tentant d’obtenir du financement (sans succès), il décide plutôt de tourner un court métrage du même nom (également avec Simmons). Acclamé à Sundance (où il obtient le prix du Jury), il parvient finalement à adapter son scénario au grand écran en 2014. Très bon flair de la maison de production Blumhouse, puisque le film, en plus d’être rentable, se verra décerner 3 Oscars et une nomination dans la catégorie du meilleur film. Également présenté à Sundance, il décrochera le Grand Prix du Jury en plus de l’Audience Award.

Tous ces éloges sont grandement mérités. Si le film repose essentiellement sur le duo Teller-Simmons, Chazelle ne donne pas sa place en tant que réalisateur. Plusieurs plans serrés, donnant à l’auditoire l’impression d’être enfermé dans cette relation tyrannique, s’harmonisent avec des scènes magnifiques présentant les bons et les mauvais côtés de la musique jazz. Gros plans sur la salive expulsée d’une trompette, coup retentissant sur une cymbale nappée de sang et de sueur, et généralement une belle réalisation dynamique des morceaux musicaux font de Whiplash un film très électrisant et prenant. Et que dire de cette trame sonore envoûtante et sympathique, faisant contraste avec la lourdeur inhérente du film.

Deux noms : Simmons et Teller

Le film fonctionne en grande partie en raison de l’incroyable performance de J.K. Simmons. Il est le mince fil qui fait pencher Whiplash du côté des chefs-d’œuvre plutôt que des films moyens. Il se dégage de son personnage à la fois un charisme désarmant et une colère terrifiante. Plusieurs personnes y reconnaîtront un ancien professeur, un patron ou, plus tristement, un parent. Le statut de Fletcher au sein de la scène musicale new-yorkaise fait qu’il existe une culture du silence sur les actes répréhensibles qu’il pose sur ses étudiants. On y constate de tristes parallèles avec le mouvement #metoo, ou encore les allégations envers Gilbert Sicotte.

Simmons est exceptionnel, comme le démontre les 47 prix que l’acteur a reçus pour ce rôle uniquement. Toutefois, le jeune Miles Teller livre une très bonne performance, d’autant plus lorsqu’on sait qu’il a effectué plus de la moitié des scènes de percussion, scènes qui sont particulièrement exigeantes. Il se donne corps et âme dans ce projet, subissant tous les sévices mentaux et corporels que veut bien lui imposer Fletcher. À deux, ils portent à bout de bras Whiplash et s’affirment comme l’un des meilleurs duos du cinéma, rien de moins.

Un chef-d’œuvre

Il existe une panoplie de films ayant pour sujet la musique. Pourtant, Whiplash est unique en son genre. C’est un film qui vous fera sentir mal à l’aise tout du long. On comprend les motivations et les raisons derrière le comportement abusif de Fletcher ; si ses intentions sont louables, sa méthode laisse à désirer. C’est un film qui prêche par la nuance et qui ne prend au final que peu position sur la question. On sent que ce film existe pour décrier la situation de personnes comme Andrew, qui pourtant ne semble pas vouloir en sortir. La scène finale, où l’on croit que nous aurons enfin satisfaction, nous laisse pantois en raison de son ambiguïté. Des films comme Whiplash, il n’en existe que trop peu.

Fait partie du top 250 d’Alexandre (#22).

Fait partie du top 100 de Jade (#76).

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