Rarement un film n’a été aussi bien ancré dans le milieu au sein duquel il se déroule que The Third Man, long métrage de Carol Reed écrit par Graham Greene, auteur de nombreux romans d’espionnage. On y découvre en effet toutes les facettes d’une Vienne au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, de sa dynamique géopolitique particulière (la ville était divisée en quatre secteurs, chacun géré par les Français, les Britanniques, les Américains et les Russes), à son élaboré système d’égouts, en passant par les ruines causées par les bombes et au climat de tension, propice à la paranoïa et au marché noir. Mandaté d’écrire un scénario s’y déroulant, Greene est allé s’imprégner de la ville quelques semaines, et du fil de ses découvertes, une sinueuse enquête s’est construite.

On y suit donc le romancier Holly Martins (Joseph Cotten) qui, fraîchement arrivé dans la capitale autrichienne pour y rejoindre son ami Harry Lime (Orson Welles), apprend que ce dernier est mort subitement d’un accident de voiture. À son enterrement, le major Calloway (Terrence Howard) lui apprend que son ami vendait de la pénicilline volée d’un hôpital militaire sur le marché noir, ce qui a provoqué des anomalies et même la mort chez plusieurs enfants. Martins, en entendant les témoignages contradictoires de Calloway, du concierge de l’immeuble (Paul Hörbiger) où Lime habitait, et de sa copine Anna (Alida Valli), décide de mener sa propre enquête, question de retrouver le fameux « troisième homme » qui aurait assisté au décès de son ami, et dont on tente de taire l’identité.

The Third Man est peut-être LE film noir par excellence, celui qui en a solidifié les codes et les a perfectionnés. Bien que ce ne soit pas un policier qui mène l’affaire, on assiste à la quête de Martins avec le désir, comme lui, de jeter la lumière sur ce qui est vraiment arrivé à Lime. Toutefois, on constate rapidement que le romancier n’est pas représentatif de l’enquêteur moyen habituellement dépeint au cinéma. Martins est le type de personne centrée sur elle-même, qui, certes, tente de bien faire les choses, mais qui au final cause plus de dommages qu’il n’en évite. Lorsqu’il veut aider Anna à retrouver l’homme qu’elle aime, il attire l’attention de la police sur elle, qui séjourne illégalement en Autriche. Quand il veut obtenir de banales informations de la part du concierge, on le retrouve mort quelques heures après leur rencontre. Le scénario est truffé de ces conséquences des actes de Martins partout où il passe, ce qui ajoute une certaine profondeur et un sentiment d’imputabilité réel.

C’est Joseph Cotten qui a le lourd fardeau de rendre Martins à la fois attachant et exaspérant, et il le fait avec brio. Toutefois, il est condamné à être relégué au second rang, puisque Orson Welles, comme c’est le cas dans tous les films auxquels il prend part, vole la vedette à quiconque. Dans un rôle que l’on qualifie de « star part » (c’est-à-dire un personnage dont tout le monde parle, mais qu’on ne voit que très peu), Welles crève l’écran à chaque apparition, et sa présence charismatique se fait même sentir lorsqu’il n’est pas là. Le tandem Cotten-Welles, qu’on a pu voir notamment dans Citizen Kane, est tout simplement parfait, et est même rehaussé par la présence d’acteurs d’expérience comme Howard, Valli et de nombreuses vedettes du cinéma autrichien, tous excellents.

Sur le plan visuel, le film se distingue également par ses nombreux jeux d’ombres inspirés de l’expressionnisme allemand, son utilisation à outrance des dutch angles (où la caméra est légèrement penchée, créant un effet d’inconfort), mais surtout par ses deux scènes se déroulant dans les égouts de la ville et qui sont magnifiquement photographiées. Le noir et blanc rehausse évidemment l’ambiance angoissante qui règne tout du long, angoisse aussi exacerbée par l’étrange trame sonore signée Anton Karas, qui a l’unique distinction d’à la fois se fondre dans le décor et se faire remarquer. Le tout donne à The Third Man un esthétisme soigné et singulier, que peu d’autres films du genre sont parvenus à égaler.

Ce rendu visuel et atmosphérique est parfaitement dirigé par Carol Reed qui, ayant réalisé des films pour l’armée britannique durant la guerre, était au fait de la situation de Vienne à l’époque. En insistant auprès du producteur David O. Selznick pour que le tournage s’y déroule (et non pas dans un studio), il a permis de donner une impression d’authenticité, quasi documentaire par moments, qu’il aurait été impossible de recréer en studios.

La production a pris de nombreux risques avec The Third Man : un usage atypique de la musique, un portrait peu flatteur des Américains, un tournage sur des lieux logistiquement plus difficiles et avec un Welles capricieux, un multilinguisme des personnages et une finale anti-climatique qui s’éloigne de la recette hollywoodienne. Chacun de ces paris a été fructueux et a permis d’inscrire le film non seulement parmi les meilleurs du genre, mais aussi comme l’un des plus emblématiques de l’histoire du cinéma. C’est le type de projet où les astres se sont alignés pour que tout fonctionne à merveille, et si la construction peut par moments manquer de rythme, il n’en demeure pas moins que le film est l’un des plus influents de sa génération.

Fait partie de la Collection Criterion (#64).

Fait partie des 1001 films à voir.

Fait partie du top 250 d’Alexandre.

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