Il fut un temps où les échecs étaient un jeu très prisé. Il ne coûtait en effet presque rien de se procurer un plateau, et ce passe-temps était le synonyme par excellence d’effort de réflexion. On y consacrait des articles dans les journaux, en plus des nombreuses revues sur le sujet qui présentaient des parties historiques, des topos sur les plus grands joueurs, etc. Dans les années 1960, ce jeu est devenu le lieu d’un énième affrontement entre les Américains et les Soviétiques durant la guerre froide. The Queen’s Gambit, adaptation du roman du même nom de Walter Tevis, explore ce monde méconnu et relativement oublié de nos jours. En plaçant au coeur du récit une femme, on a en main tous les éléments d’une bonne mini-série à succès : une interprète charismatique, un contexte d’époque qui permet d’illustrer la mentalité des années 1960, de la drogue et de l’alcool, et étonnamment beaucoup de suspense. Le résultat est un projet assuré de remporter de nombreux prix, qui fonctionne toutefois mieux lorsqu’on ne s’intéresse qu’aux échecs.

D’entrée de jeu, il faut avouer que la série tombe très souvent dans le cliché, et c’est perceptible dès les premières minutes du premier épisode. On y retrouve Beth Harmon (une sublime Anya Taylor-Joy), alors à Paris, assoupie dans une baignoire. En retard pour une partie qui semble importante, on la voit s’asseoir à la table, face à un personnage stoïque, qu’on devine russe. Comme tout bon film biographique (bien que Harmon soit un personnage fictif), nous avons droit à un long retour en arrière pour comprendre ce qui l’aura menée là. On découvre alors son passé à l’orphelinat, où M. Shaibel (Bill Camp), le concierge de l’établissement, lui apprend à jouer aux échecs dans le sous-sol de l’édifice. On y apprend également l’origine de son addiction aux tranquillisants et le lien malsain qu’elle établit entre ceux-ci et ses performances. Après un épisode complet sur cette jeunesse, on la retrouve à l’âge adulte, alors adoptée par un couple dysfonctionnel, où elle finit par se retrouver seule avec sa mère adoptive, Alma (Marielle Heller, réalisatrice de A Beautiful Day in the Neighborhood, entre autres). Ensemble, elles feront la tournée des tournois, et la renommée de Harmon l’amènera éventuellement à affronter les meilleurs joueurs (et les battre, on l’espère!)

J’ai abordé avec cynisme cette nouvelle série Netflix, d’abord en raison des nombreux clichés qu’elle présente. Toutefois, si elle est très prévisible, elle s’avère également surprenante par moments, ce qui rend ambigüe mon appréciation de The Queen’s Gambit. Les surprises, on les retrouve surtout dans la personnalité des protagonistes, qui sont tous très nuancés. Alors que les agissements de l’un d’entre eux nous amènent à croire que telle situation va se produire, on nous amène ailleurs, désamorçant ainsi une certaine expectative typique de ce genre de productions. Rien n’est complètement blanc ou noir (contrairement au parallèle évident qu’on aurait pu y faire avec les couleurs des pièces du jeu) ; tout est dans le gris. Tous ont des éléments qui nous font les apprécier et les détester par moment, à commencer par la mère, interprétée avec brio par Heller. On pourrait s’attendre à ce qu’elle profite de la popularité de sa fille adoptive pour la fourvoyer, mais tel n’est pas (vraiment) le cas. On pourrait également s’attendre à ce qu’elle soit froide envers Beth, qui « remplace » en quelque sorte une enfant décédée quelque temps avant l’adoption. Tel n’est encore pas le cas, ou du moins pas tout à fait. Il en est ainsi de la quasi totalité des personnages, à demi bons et mauvais. C’est assez décontenançant, surtout pour les cinéphiles aguerris qui sont habitués aux formules classiques des biopics ou des drames sportifs.

Les clichés se situent plutôt au niveau de la forme de la série, de sa structure. On ne prend aucun risque ici, alors qu’on suit chronologiquement le parcours de Harmon jusqu’à la retrouver à Paris plusieurs épisodes plus tard. On nous indique rapidement que son seul objectif est de devenir la meilleure joueuse au monde, et qu’elle devra donc vaincre le redoutable Borgov (Marcin Dorocinski), un Soviétique champion depuis qu’il est tout jeune. Rien, ni dans les situations ou l’adversité, nous fait douter quant à l’issue de la série. Si au moins le chemin pour y arriver avait été parsemé d’embûches, nous aurions pu croire en une fin différente, mais tel n’est pas le cas. Beth Harmon, qui se consacre corps et âme aux échecs, détruit ses adversaires comme s’il n’y avait pas de lendemain. Sa courbe d’apprentissage est rapide, et ne laisse que peu de place à l’adversité.

Chaque épisode tente d’aborder une thématique différente de la personnalité de la jeune prodige. Après son enfance (et les débuts de son addiction), on aborde successivement son peu d’intégration avec les jeunes de son âge, son alcoolisme, sa célébrité, sa solitude, sa déchéance et enfin sa consécration. Assez typique, non? En fait, la série n’est pas à son meilleur dans les moments dramatiques ou intimes, mais plutôt quand elle met l’accent sur les échecs, puisque c’est pour cela qu’on la visionne, après tout. Et à ce niveau, elle ne déçoit pas. Avec cynisme, j’ai cru qu’on ne se serait pas intéressé à la crédibilité des parties et à la théorie du jeu, mais The Queen’s Gambit le fait plutôt d’habile façon. Certes, on a droit par moment aux montages rapides qui ne nous donnent pas d’aperçu global sur le déroulement de la partie, mais à d’autres, on a droit à de longs plans éloignés qui, pour ceux et celles qui connaissent bien le jeu, permettent de vraiment suivre la partie et d’être investi par les coups effrénés des joueurs. À mon avis, ces scènes sont les meilleures de toute la série. Le fait qu’on ne se soit pas seulement intéressé au personnage de Beth Harmon, mais également à ce jeu pas si exploré au cinéma (outre quelques films biographiques comme Pawn Sacrifice, Searching for Bobby Fisher ou The Seventh Seal, si on veut pousser la note) est ce qui fait d’elle une série de qualité.

Comme dans la plupart des projets Netflix, on voit l’argent investi à l’écran, que ce soit avec les somptueux décors, les costumes et coiffures d’époque, ou tout simplement le cachet visuel global, qui verse dans les couleurs chaudes. The Queen’s Gambit devrait se voir récompenser de quelques Emmys lors de la prochaine cérémonie. De même, l’ambiance musicale est au point, alternant entre trame sonore originale berçante et chansons d’époque entraînantes. Soulignons au passage un montage rapide sur ‘Classical Gas’ de Mason Williams, particulièrement réussi et qui nous fera ressentir autant d’excitation que de tension. Au final, The Queen’s Gambit a tout pour plaire. Elle pourra rebuter quelques cinéphiles cyniques, mais le réalisateur Scott Frank fait un sans-faute. Il coche toutes les bonnes cases, en plus d’aller chercher des points supplémentaires dans l’interprétation inspirée de toute la distribution. Une série de qualité comme on les aime.

Les images sont une courtoisie de Netflix.

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