Au sein d’une année encore fortement touchée par la Covid, le cinéma est mis à mal par les subites fermetures de salles de cinéma, le report de films majeurs ou la baisse d’achalandage observée et causée par diverses raisons (passeport vaccinal, sortie simultanée des grosses productions sur les plateformes de diffusion en direct et au cinéma, etc.) Déjà en plein essor depuis quelques années, ces plateformes ont vu leur chiffre d’affaires exploser durant la pandémie, profitant d’un public avide de divertissement dans le confort de leur résidence. Netflix est assurément le distributeur qui se démarque le plus du lot, enfilant les succès commerciaux et critiques de façon constante depuis bientôt dix ans. Alors que plusieurs réalisateurs (Steven Spielberg en tête de ligne) s’opposent vertement aux plateformes de diffusions, d’autres (comme Martin Scorsese, Alfonso Cuarón ou les frères Coen) ont tiré profit des gros budgets et de l’ouverture dont dispose Netflix pour élaborer leurs projets jugés trop risqués par les studios hollywoodiens traditionnels. C’est le cas d’une autre réalisatrice emblématique, Jane Campion, qui avec The Power of the Dog nous propose un western soigné et subtil qui, s’il ne ralliera pas les foules, pourrait remporter les grands honneurs à la prochaine cérémonie des Oscars.

En 1925, dans le Montana, le rancher Phil Burbank (Benedict Cumberbatch) voit d’un mauvais œil le mariage de son frère et associé George (Jesse Plemons) avec Rose (Kirsten Dunst), une restauratrice veuve, qu’il soupçonne de ne vouloir que leur argent. Phil méprise ouvertement le fils de la jeune femme, le chétif et peu viril Peter (Kodi Smit-McPhee), inscrit à la faculté de médecine. Intimidée par son beau-frère, qui habite sous le même toît dans la grande maison des Burbank, Rose, souvent laissée seule par George, noie son angoisse dans l’alcool. Revenu pour l’été au ranch, Peter découvre le lourd secret de Phil. Aussitôt, le comportement de ce dernier à son endroit change radicalement.

Ceux et celles qui connaissent l’œuvre de Campion (surtout The Piano et An Angel at My Table) savent qu’elle aime explorer la thématique du pouvoir : comment celui-ci change entre deux individus, comment l’un peut le reprendre sur l’autre, etc. The Power of the Dog s’inscrit évidemment dans cette tendance, tout en nous proposant une étude de personnage des plus complètes. À l’avant-scène se trouve Phil, un cowboy vicieux et cruel, personnifié par un Cumberbatch en grande forme. Il se détache (finalement) des rôles plus traditionnels de personnages excentriques, mais attachant, qui caractérisent sa carrière depuis quelques années, pour nous proposer cette interprétation rude et pourtant subtile. La haine qui l’habite et le constant désir de contrôle cachent quelque chose de plus profond qu’on parvient (sans grande surprise, malheureusement) à déceler plus le film avance, mais le tout nous est amené tel un lent crescendo qui nous laisse toujours plus le temps d’apprécier la particularité du personnage.

Le film nous invite à réfléchir – et peut-être questionner – le concept de masculinité toxique. D’une part, nous retrouvons Phil, ce cowboy macho qui inspire la puissance, mais que l’on sent refouler des émotions plus profondes, surtout lorsqu’il aborde son défunt mentor Bronco Henry. D’autre part, il y a Peter, dont le manque de virilité en ferait un opposant évident à Phil, alors que ce dernier le prend plutôt sous son aile et se donne le mandat de lui inculquer la dose de masculinité qui lui manque. S’instaure alors une nouvelle forme de mentorat, qui n’aura cependant pas l’issue à laquelle on s’attend. En ce sens, il est important de demeurer attentif et saisir ces nombreux non-dits pour pleinement apprécier la finale du film.

À cette dynamique atypique de pouvoir s’ajoute un second niveau lorsqu’on y inclut les personnages de George et de Rose. Phil, qui en mène large devant son frère, a l’habitude de le dominer et de dénigrer sa passivité. Il se moque constamment de lui et du fait qu’il préfère la vie mondaine à celle de la terre. Mais c’est quand George marie Rose et qu’il l’amène au ranch familial que Phil change de victime. Elle est la nouvelle souffre-douleur du cowboy, qui voit l’arrivée d’une femme comme une menace certaine. Il tente de l’intimider, avec succès, bien que Phil sente qu’il ne pourra jamais avoir le plein contrôle sur elle. Lorsqu’elle constate que son fils semble se lier d’amitié avec Phil, Rose perd en quelque sorte son allier naturel et sombre dans un gouffre profond.

Le film pourrait n’être qu’un drame banal, mais il est rehaussé par l’excellente réalisation de Campion et la caméra experte du directeur photo Ari Wegner. Faisant passer les sublimes environnements de la Nouvelle-Zélande pour le Montana du début du 20e siècle, ses plans larges rivalisent avec ceux rapprochés qui permettent d’apprécier les non-dits des acteurs. Mais c’est peut-être davantage la trame sonore encore une fois exemplaire de Jonny Greenwood (membre du groupe Radiohead) qui accompagne davantage cette dynamique de pouvoir. Sobres et élégantes, ses compositions à la guitare – auxquelles viendront se greffer les violons en cours de route – sont envoûtantes. L’ambiance créée est ainsi soignée et par moments angoissante à souhait.

On pourra reprocher au film sa relative lenteur et son histoire d’apparence banale, et, s’il faut pleinement être attentif pour en apprécier sa valeur – chose qui est difficile à faire quand on visionne un film à la maison – notre patience sera récompensée une fois la finale arrivée. Bien que moins bons que ses comparables (à commencer par le notable There Will Be Blood), The Power of the Dog nous invite tout de même à plonger au cœur de cette masculinité toxique qui a construit les États-Unis d’aujourd’hui, et dont on questionne de plus en plus l’existence. Il manque peut-être davantage de péripéties pour qu’on s’investisse pleinement dans son récit, mais le tout est oublié en raison des brillantes performances de Cumberbatch, Dunst et Smit-McPhee.

Le film, qui vient tout juste de remporter les grands honneurs aux Golden Globes, est un sérieux prétendant à l’Oscar du meilleur film. On se réjouit qu’il y ait un peu de chez nous dans ce film, alors que le légendaire producteur québécois Roger Frappier (La grande séduction, Jésus de Montréal, Le déclin de l’empire américain) a contribué à ce que le projet arrive à terme. Il pourrait bien remporter sa première statuette en mars prochain, tout comme Campion qui pourrait devenir seulement la 3e réalisatrice de l’histoire à remporter un Oscar, et la deuxième en deux ans après la victoire de Chloé Zhao pour Nomadland.

Fait partie de la Collection Criterion (#1158).

Laissez un commentaire