Gagnant de la Palme d’or en 1997 (honneur partagé avec Unagi), Taste of Cherry ne fait assurément pas l’unanimité, encore aujourd’hui. Avec ce projet attaquant de côté le suicide et surtout le dilemme moral auquel on fait face quand on flirte avec cette idée définitive, Abbas Kiarostami prend un grand risque en traitant d’un sujet tabou dans un pays religieux, l’Iran. Véritable tache d’encre de Rorschach, Taste of Cherry s’apprécie de façon individuelle et introspective, ce qui fait que chaque spectateur n’en ressortira pas avec les mêmes messages et leçons. Critique du premier film iranien de la Collection Criterion.

Le film se concentre sur la quête de M. Badii (Homayoun Ershadi) à trouver quelqu’un qui acceptera de l’aider à se suicider. Ainsi, il se promène à bord de sa voiture à travers Téhéran et accoste plusieurs personnes en leur proposant de faire beaucoup d’argent facilement. Cette recherche emmènera Badii à embarquer trois hommes avec lesquels il aura des conversations bien différentes sur les motifs de son geste et la question à savoir s’il devrait passer à l’acte ou non. On rencontre d’abord un jeune soldat kurde (Safar Ali Moradi), qui ne perd pas de temps à refuser le job, malgré le point commun qu’il a avec Badii, soit le sentiment d’appartenance à l’armée. Vient ensuite un séminariste afghan (Mir Hossein Noori) plus âgé, qui refusera également en raison de ses convictions religieuses et sa ferme opinion sur le caractère immoral du suicide. La troisième et ultime rencontre, avec un vieux taxidermiste (Abdolrahman Bagheri), prendra davantage de place et d’importance que les précédentes. À travers leurs partages respectifs, Badii et son compagnon de route se poseront plusieurs questions éthiques, auxquelles il n’y a véritablement pas de réponse.

Taste of Cherry est un film difficile à critiquer, car les opinions, sentiments et questions qu’il suscite sont différentes pour chaque spectateur. Nous avons fait l’exercice d’enregistrer l’épisode de notre balado sur ce film à trois intervenant.e.s. Ce qui a été particulièrement intéressant à constater est qu’aucun de nous trois n’avait la même idée sur les clés du film, et c’est là, à mon avis, que réside sa grande force. Toutefois, je ne peux pas en dire autant de l’analyse de mes collègues, car si j’ai été prise de court d’une bonne façon par la richesse du film et son envie de ne pas nous offrir de réponses, il peut être agaçant, voire frustrant, de ressortir du visionnement sans une satisfaisante conclusion. Mais le dénouement du film est-il vraiment insatisfaisant?

Si les conversations avec les trois hommes tout au long du récit abordent plusieurs points de vue différents en raison des origines, des âges et des mentalités des hommes que Badii trouve sur le bord de la route, la fin du film ne répond, en apparence, à aucune question. Après nous avoir exposé le « pour » et le « contre » à cet épineux problème éthique, nous voilà confrontés à une conclusion qui sera différente pour chacun selon ce que l’on tire du film et de ce qu’il présente. Une chose est certaine ; de savoir si Badii s’est finalement suicidé n’est pas le point focal de la conclusion, alors il peut être décevant d’avoir passé autant de temps à en parler sans avoir au moins cette réponse, dont la question, elle, est au centre du récit.

Toutefois, la fin du film apporte son lot de clés. C’est ce qui a fait vibrer les cordes sensibles des spectateurs qui déterminera, pour eux, ce qui s’est passé, et on se retrouve ici dans une situation où il n’y a pas de bonne ou de mauvaise réponse. Tout est défendable, parce que tout demeure vague, et tout est possible.

Je suis d’avis que Taste of Cherry est un film « d’état d’esprit ». L’analyse que l’on en fait pendant qu’on vit une période creuse ne sera certainement pas la même que pendant une période plus heureuse. La même chose s’applique à mon avis à l’âge que l’on a, et à notre réceptivité aux thèmes et questions qui y sont abordés. Il va sans dire que j’ai adoré ce film, mais je ne suis pas certaine que ce serait encore le cas lors d’un second visionnement dans quelques années. Peut-être que oui, peut-être que non. Ce sera donc à voir.

Mis à part les émotions ressenties pendant le visionnement, il faut dire que la photographie est magnifique. Téhéran, avec ses mines et ses routes de sable orange, est un excellent prétexte à des plans larges montant l’étendue des déserts, et des plans plus intimes qui seront presque poudreux, ajoutant à la symbolique du film, Badii étant parfois caché ou enseveli par ce sable.

Les pistes d’analyse sont nombreuses ici. Les trois hommes avec qui Badii échangera dans sa voiture sont issus de milieux différents. On rencontre un jeune kurde dans l’armée. Il est habitué d’obéir aux ordres et de ne pas se donner le luxe de se poser de questions sur ce qu’il faut faire par opposition à ce qu’il aurait envie de faire. Ainsi, l’envie de Badii de mettre fin à ses jours l’indigne, car celui-ci a osé remettre en question sa vie sur Terre, et vouloir prendre ce contrôle est impensable dans l’esprit du jeune soldat. Le deuxième homme est plus vieux et a de fortes croyances religieuses. À son avis, c’est à Dieu que revient cette décision, et pas au simple Homme. Tout ce qui a mené Badii à ce carrefour (on n’apprend jamais ses motivations) n’a aucune importance car le devoir de l’Homme est d’obéir à Dieu. Le dernier passager, pour sa part en fin de vie, est taxidermiste et côtoie la mort tous les jours. De plus, il a déjà tenté de mettre fin à sa propre vie. Pour les besoins de la cause, je n’expliquerai pas ce qui l’a sauvé, mais sa vision des choses sera nettement différente de celle des hommes l’ayant précédé, et aura un tout autre effet sur le personnage principal. Ajoutons à cela le fait que Badii, tout au long du film, tourne littéralement en rond dans sa voiture, repassant par les mêmes chemins (routiers et probablement mentaux également) jusqu’à cette rencontre, qui le fera se rendre au cœur de la ville – et au centre d’une nouvelle façon d’aborder son problème qu’il n’aurait pas cru possible avant cette conversation.

Taste of Cherry est grandement philosophique, et peut rappeler L’alchimiste, Le Why Café ou tous les autres. Il n’y a pas d’action dans ce film. Il y a peu de personnages. Presque aucun lieu. C’est un film de dialogues et non de personnages. Les symboles sont forts et l’analyse est riche. Il est tout autant possible d’adorer ce film que de le détester. C’est un projet pour le moins polarisant sur lequel tous n’auront pas la même opinion et c’est à mon avis l’un de ses aspects les plus réussis qui ne fait que démontrer sa pertinence. Une chose est certaine, ce projet de Kiarostami ne laissera personne indifférent. Car la réponse à la question que l’on cherche désespérément tout du long est là, simple, belle et accessible, même si on peut facilement ne pas la voir.

Fait partie de la Collection Criterion (#45).

Fait partie des 1001 films à voir avant de mourir.

Fait partie du top 100 de Jade (#17).

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