Speedy
Le personnage aux lunettes d’Harold Lloyd est aujourd’hui presque aussi mythique que le Little Tramp (Charlot en français) de Charlie Chaplin. Apparu à l’écran vers la fin des années 1910, il permettra à Lloyd de s’élever parmi les acteurs comiques les plus influents du cinéma muet, aux côtés de Chaplin et Buster Keaton. Il inspirera d’ailleurs Jerry Siegel et Joe Shuster pour la création de Clark Kent (Superman s’inspirant quant à lui de Douglas Fairbanks). Comme pour les acteurs précédemment mentionnés, la transition du muet au cinéma parlant sera difficile pour Lloyd. Speedy sera en effet son dernier film muet, et il ne jouera que dans sept autres films après celui-ci (comparativement à plus de 200 précédemment). Il se recyclera d’ailleurs en photographe, toujours en conservant une certaine célébrité auprès des cinéphiles. Sans être son meilleur film, il faut avouer qu’il est une comédie efficace qui propose encore une fois des scènes plutôt spectaculaires, dirigées d’une main de maître par Ted Wilde.
La trame principale est très ancrée dans une époque qui nous semble lointaine. Il raconte l’histoire de Speedy (Lloyd), un fan des Yankees de New York, qui enchaîne les emplois à une vitesse frénétique. Il s’en préoccupe peu, pour autant qu’il puisse se tenir au fait des résultats de son équipe chérie (ce peu de considération envers le travail est caractéristique des Années Folles, mais 1929 viendra jeter une douche d’eau froide sur cette croissance économique). Il est amoureux de Jane Dillon (Ann Christy), dont le grand-père (Burt Woodruff) possède et opère le dernier tramway tiré par des chevaux de New York. Un magnat nommé W.S. Wilton (Byron Douglas) tente désespérément d’acquérir cette ligne de tramway, ce qui lui permettrait d’obtenir un monopole sur le transport en commun. Voyant cela, Speedy et Pop Dillon voudront faire monter les enchères au maximum avant de se départir de leur pain et leur beurre.
Wilton ne s’arrêtera évidemment pas au refus de Dillon, et tentera par tous les moyens de faire perdre l’exclusivité de cette ligne, car un contrat entre la ville et Dillon stipule que le tramway doit parcourir son trajet au minimum une fois par jour. Ce faisant, il causera une série d’embûches dans le but de discréditer le droit acquis de la famille.
La réputation de Lloyd n’est plus à faire au moment où Speedy prend l’affiche. Véritablement au sommet de son art, il possède l’instinct comique nécessaire à ce genre de film. Les situations, sans être hilarantes, sont toutes efficaces, et on se surprend à sourire peut-être même plus que dans une comédie sortie de nos jours. Il y a quelques problèmes scénaristiques qui viennent toutefois gâcher un peu le rythme comique. Certaines scènes traînent en longueur, notamment celle où Speedy et Jane sont à Coney Island (à un moment, on voit d’ailleurs Speedy se faire un doigt d’honneur dans un miroir, une première dans l’histoire du cinéma!). En fait, cette cassure est surtout attribuable à plusieurs scènes d’action, qui sont quand même impressionnante, mais qui n’ajoutent aucun élément comique. On comprend pourquoi Ted Wilde se retrouvera en nomination comme meilleur réalisateur à la première cérémonie des Oscars (pour un film comique, catégorie qui disparaîtra dès l’année suivante). Il coordonne plusieurs cascades avec des voitures au cœur de New York (certaines ont toutefois été tournées en studio à Los Angeles), ce qui est l’un des rares exemples du genre, considérant qu’il était particulièrement difficile de bouger une caméra à l’époque (en raison de leur taille, mais aussi du peu de stabilité d’image de celles-ci). Ces scènes d’action déjantées sont définitivement le fait d’armes du film.
Lloyd contribue énormément au succès du film. S’il ne livre pas sa performance la plus physique ni la plus drôle, il demeure toutefois à la hauteur de son talent, toujours à trébucher et gaffer scène après scène. Avec The Circus sortie la même année, on assiste à l’une des dernières comédies burlesques du cinéma muet. Cela vaut bien évidemment une écoute, d’autant plus que le film a été brillamment restauré, et fait désormais partie de la prestigieuse Collection Criterion. En plus de son apport comique, Speedy est une très belle pièce d’archive. Le film met en image l’une des villes les plus célèbres à une époque où ses principaux attraits ne sont pas visibles. C’est une New York sans World Trade Center et Empire State Building, mais toujours en pleine effervescence comme on la connait aujourd’hui. L’intertitre qui sert d’introduction démontre bien cet état d’âme qui y règne : « New York, where everybody is in such a hurry that they take Saturday’s bath on Friday so they can do Monday’s washing on Sunday. » Ce sont des images précieuses qui nous éclaire sur une période charnière de l’histoire des États-Unis. Mentionnons d’ailleurs les apparitions de Babe Ruth et Lou Gehrig qui permettent de bien ancrer le récit dans son époque.
Il faut évidemment outrepasser la simplicité scénaristique et le sur-jeu de la distribution, typique des comédies muettes, pour pleinement apprécier Speedy. Quand on choisit de visionner ce film, c’est pour se détendre et rire un peu, et à cet égard le film atteint ses objectifs. Toutefois, il est capable d’en livrer davantage, soit par ses incroyables images, ou tout simplement par son historicité et sa représentation d’une époque qui nous semble à la fois actuelle et révolue, pour autant que ce soit possible. Un exemple parmi tant d’autres qui illustre l’impressionnant charisme d’Harold Lloyd, définitivement dans l’ombre de ses contemporains comiques.
Fait partie de la Collection Criterion (#788).