Après un accident de travail survenu alors qu’il prenait une photo dangereuse près d’un accident de voiture, Jeff (James Stewart) se retrouve cloîtré dans son minuscule appartement, une jambe dans le plâtre, pour six semaines. Les visites fréquentes de sa copine Lisa (Grace Kelly) et de son infirmière (Thelma Ritter) sont les seuls contacts qu’il a avec l’extérieur, si ce n’est de son passe-temps favori, qui est de regarder ce que font ses voisins par la fenêtre du salon, qui donne sur la cour de plusieurs autres appartements. Un soir, alors qu’il ne lui reste plus qu’une semaine à passer à l’intérieur, Jeff entend une femme crier, sans savoir de quelle fenêtre le son provient. Dès lors, sa curiosité l’emporte et le photographe se donne comme mission de faire la lumière sur l’incident, qu’il soupçonne être un meurtre.

Si Hitchcock est reconnu pour sa maîtrise du suspense, Rear Window ne fait pas exception et pousse même la note à divers égards. Présentéée sous forme de huis-clos, l’histoire est très engageante, et ce, dès les premières minutes. Il ne faudra pas plus de quelques plans pour parvenir à saisir l’univers dans lequel le tout prend place. Sans aucune parole, la scène d’introduction nous présente d’abord l’appartement de Jeff. On comprend rapidement ce qu’il fait dans la vie (photographe), la situation dans laquelle il se trouve (une jambe plâtrée en raison d’un accident de travail), son nom (écrit sur son plâtre) et la canicule qui sévit (Jeff sue abondamment sur son fauteuil roulant et toutes les fenêtres des appartements sont ouvertes). C’est ce dernier élément qui permet une mise en place habile et subtile pour le thriller dans lequel on s’apprête à plonger. Cette économie d’énergie, qui caractérise le reste du film, démontre que le réalisateur britannique tire profit du médium visuel qu’est le cinéma. « Show, don’t tell! »

Le suspense ici se vit entièrement dans l’appartement de Jeff, toujours de ce point de vue. Et comme on ne le quitte jamais, le tout passe par la suggestion, la subjectivité de notre protagoniste. À regarder chacun des voisins, il est facile de comprendre leur situation, même si on ne les entendra pratiquement pas parler de tout le film. On rencontre donc Miss Torso (Georgine Darcy), une danseuse aux nombreux prétendants, Miss Lonelyhearts (Judith Evelyn) une dame plus âgée qui déprime en raison de ses échecs amoureux, le couple Thorwald (Raymond Burr et Irene Winston), qui semble s’obstiner pour des riens, et des nouveaux mariés, qui seront particulièrement occupés dans les jours à venir, derrière leurs rideaux baissés. À eux se joignent un couple et leur chien qui dorment dans les escaliers de secours en raison de la canicule et un pianiste qui aime donner des réceptions. Chacun des voisins qu’on rencontre ainsi parvient à attirer notre sympathie, et on appréciera les moments où l’on quitte momentanément l’enquête de Jeff pour observer ce qu’ils font de leurs journées.

Cette construction tout en finesse ne serait pas aussi efficace sans la présence de l’ambitieux décor d’une cour commune. En effet, bien que le film ait été tourné en studio, Hitchcock voulait présenter la vie de nombreux protagonistes afin de dynamiser le récit original, qui se concentrait sur le photographe et le voisin soupçonné de meurtre. Tous les autres ont été ajoutés par le réalisateur et son scénariste, et dans le but de rendre justice à toutes ces histoires, il fallait un décor de taille, que peut-être seul Hitchcock pouvait se permettre de demander à un studio majeur. Pour ce faire, on a retiré le plancher du studio et aménagé le dessous pour que celui-ci devienne le niveau du sol. Puis, on a construit plusieurs logements fonctionnels, avec électricité. Et étant donné que les scènes se déroulent à la fois le jour et la nuit, on a pensé à un système de lumières qui permettait de passer de l’un à l’autre aisément, plutôt que de refaire manuellement l’éclairage à chaque fois. Le résultat est impressionnant et authentique, et nous amène davantage dans l’univers du théâtre que du cinéma. À la manière d’une fresque, chaque élément de décor a été réfléchi pour être à la fois remarqué et se fondre dans l’ensemble. On pense par exemple à l’ajout d’un bar, à peine visible dans la rue, derrière les appartements d’en face, à l’intérieur duquel on peut souvent voir de nombreux clients. Ce simple détail démontre à mon avis la grande attention qu’on a portée à faire en sorte que l’histoire soit la plus naturelle possible. Et c’est en grande partie ce qui donne son cachet au film.

Parce qu’on ne peut pas que s’intéresser à l’enquête, on a cru bon présenter aussi quelques moments de la relation entre Jeff et Lisa, qui se reflète quelque part au milieu de toutes les dynamiques amoureuses des voisins. Lisa aimerait que Jeff la demande en mariage, mais celui-ci est d’avis qu’elle ne cadrerait pas dans sa vie aventureuse et, en temps normal, pas du tout casanière. Lisa est la compagne idéale : elle est intelligente, belle, sensuelle et attentionnée. À cet effet, Grace Kelly est le choix tout désigné pour camper ce rôle. Qu’elle porte une nuisette vaporeuse ou soit en train de grimper les escaliers de la cour en talons hauts, Kelly crève l’écran à chaque scène et est tout autant crédible et attachante en une Lisa calme et posée qu’excitée et joueuse. Tellement, qu’on se demande ce qui freine Jeff à ce point, et on ne peut que se réjouir quand il apprend, graduellement, à en tomber amoureux au fil de leur enquête.

Nous avons déjà mentionné que la présence de tous les personnages autres que Jeff et le suspect sont des ajouts d’Hitchcock. La thématique des différentes histoires amoureuses, inventée par le réalisateur, sert ainsi de point d’ancrage au voyeurisme auquel s’abandonnera Jeff, dans l’espoir de trouver les réponses aux questionnements qu’il entretient face à sa propre situation avec Lisa. Il s’installe en quelque sorte une gradation, proportionnelle à l’accentuation de sa fixation sur ses voisins. Jeff les regarde d’abord seulement avec ses yeux, uniquement dans le but de se désennuyer. Puis, quand il soupçonne qu’un meurtre aurait été commis, il sort ses longues-vues et observe davantage la vie des autres locataires, toujours d’un peu plus près. Enfin, devenant de plus en plus obsédé par ce mystère, il en vient à utiliser un appareil photo – son outil de travail – pour violer encore plus l’intimité de celui qu’il suspecte du meurtre.

Si ce n’est de la présence rassurante de James Stewart, le chouchou des Américains à l’époque, on aurait probablement pu voir en Jeff un voyeur pur et dur, et ne pas se rallier à sa quête. Toutefois, parce qu’on donne l’impression qu’il a raison – et parce qu’Hitchcock, en adoptant son point de vue, nous rend en quelque sorte complice de cet acte de voyeurisme – on n’a d’autre choix que de participer à cet acte illégal, dans l’espoir d’en élucider un qui soit encore plus grave. Après tout, Jeff a l’œil pour le sensationnalisme, son métier faisant en sorte de toujours le mettre en danger lorsqu’il doit photographier ce qu’il ne devrait pas.

Sans être le plus connu des films du réalisateur, Rear Window nous offre une histoire bien ficelée, où chacun des éléments est judicieusement pensé et utilisé. Que ce soit le décor impressionnant, le point de vue intime ou encore l’enrobage sonore (qui joue pour beaucoup ici), le suspense est à son comble. Si la scène finale souffre de quelques problèmes d’effets désuets, le film saura nous garder investis tout du long, entre ses dialogues économes et sa minutie légendaire.

Fait partie des 1001 films à voir.

Fait partie du top 250 d’Alexandre.

Fait partie du top 100 de Jade.

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