De plus en plus de réalisateurs établis font le saut vers les plateformes de visionnement en continu comme Netflix et Amazon Prime, et on peut les comprendre. Souvent, ces compagnies leur offrent une certaine liberté créatrice qui permet aux cinéastes de réaliser leurs projets fétiches, jugés parfois trop risqués par les studios traditionnels. On pense notamment à Martin Scorsese (The Irishman), Alfonso Cuarón (Roma), les frères Coen (The Ballad of Buster Scruggs) et même David Lynch, qui y sortira un film l’an prochain. David Fincher est le plus récent à avoir fait le saut chez Netflix, après avoir produit et réalisé quelques épisodes de House of Cards et Mindhunter. C’est un retour au format long métrage pour Fincher, plus de six ans après la sortie de Gone Girl, son dernier film. Mank est également un projet chéri du réalisateur, puisque le scénario est signé de son père, Jack Fincher, décédé en 2003 et dont c’est le seul script en carrière. Tentant de faire voir le jour au projet depuis le début des années 1990, c’est finalement avec le géant Netflix que Fincher sera parvenu à porter à l’écran cette biographie atypique du scénariste alcoolique Herman J. Mankiewicz, bien connu pour son travail sur Citizen Kane. Si, pour les amateurs des Scorsese, Cuarón ou Fincher de ce monde, avoir accès à l’une de leurs œuvres sans les contraintes des studios est une opportunité exceptionnelle, ce sont souvent des films qui ne sont pas faits pour être visionnés par le grand public, ou du moins pas par ceux et celles qui connaissent moins leur portfolio. Mank entre définitivement dans cette catégorie.

Comme tout bon film biographique, le récit suit Herman J. Mankiewicz dit « Mank » (Gary Oldman) dans les mois qui précèdent l’écriture du scénario de Citizen Kane, ce chef-d’œuvre d’Orson Welles (personnifié ici par Tom Burke), souvent considéré comme l’un des meilleurs films de l’histoire (et assurément le meilleur script de la carrière de Mank). Croyant au départ avoir 90 jours pour le rédiger, Welles lui demande de raccourcir ce délai à 60 jours. Pour ce faire, on le confinera en quelque sorte dans un ranch reclus, où il n’aura en théorie pas d’alcool, et sera assisté de Rita Alexander (Lily Collins), en charge de dactylographier le scénario. C’est que Mank est en convalescence après un accident de voiture qui lui a fracturé la jambe, et donc il ne peut bouger ou écrire lui-même son projet. En guise de conseil pour accélérer le processus d’écriture, le producteur John Houseman (Sam Troughton) lui dit d’écrire sur ce qu’il connait. C’est ainsi que prendra forme le célèbre personnage de Charles Foster Kane, basé sur le magnat de la presse William Randolph Hearst (Charles Dance), avec qui il entretient une relation particulière. Le récit se veut donc une série de vignettes explorant le passé de Mank, et fait donc écho à la construction narrative utilisée dans Citizen Kane.

La principale force de Mank est de faire revivre de façon authentique la période tendue des années 1930 et 1940 à Hollywood, mais c’est également là son plus grand défaut. À moins d’y avoir vécu ou d’avoir assez de connaissances cinématographiques sur le sujet, cette reconstitution vous perdra assurément dans les méandres d’une époque révolue. Alors que plusieurs films d’époque prennent le public contemporain par la main question de s’assurer qu’il ait toutes les clés pour en comprendre l’univers, Fincher ici ne fournit que peu de repères à son auditoire. Le scénario est rempli de références aux stars de l’époque, certaines que vous connaîtrez, mais plusieurs dont vous n’aurez jamais entendu parler. Si les grands producteurs Louis B. Mayer, David O. Selznick et Irving Thalbelg vous diront peut-être quelque chose, on en sait toutefois très peu leur personnalité, les films qu’ils ont produits et leur important rôle dans la construction du Hollywood que l’on connait aujourd’hui. De même, Marion Davis (Amanda Seyfried), importante dans les années 1930, est l’une de ces actrices dont on a oublié l’existence de nos jours. Même Orson Welles, l’un des réalisateurs les plus influents de l’histoire, est quelqu’un que l’on connait plus de nom qu’autre chose. Tous s’entendront sur le fait que le réalisateur est bien moins « grand public » qu’Hitchcock ou Spielberg. Bref, tous ces personnages jouent un rôle important dans la reconstitution proposée par Fincher, mais ce dernier ne fait pas l’effort de contextualiser qui sont chacun d’eux et leur rôle dans l’histoire. À moins d’être un cinéphile qui s’intéresse à cette époque, vous serez complètement perdus devant la multiplicité des noms et références à cet univers, sans parler des dialogues, qui empruntent de nombreuses métaphores qu’on ne saisit pas.

Je ne peux pas dire que je suis une référence en la matière, mais, en tant que passionné d’histoire, je m’intéresse beaucoup aux débuts de Hollywood et aux films classiques souvent oubliés. Mon éducation de cette période n’est assurément pas complète, mais je possède plusieurs notions des chamboulements des années 1930 et de la joute politique face au communisme qui a sévi jusque dans les années 1960. Pourtant, j’ai été complètement déstabilisé par mon manque de notions sur plusieurs des célébrités auxquelles on fait référence dans le scénario. Habituellement, dans ce genre de films, on tient pour acquis que le public ne connait rien ni personne de son univers, et donc les premières minutes servent à nous présenter adéquatement les principaux personnages historiques, pour qu’à la fin on ait l’impression d’en avoir appris un peu plus sur une période qui nous était inconnue. Ici, c’est tout le contraire. Si vous ne possédez pas les bases essentielles du jeu politique hollywoodien de l’époque, Mank vous fera décrocher en quelques minutes seulement.

En fait, je suis pratiquement assuré que la plupart de ceux qui se risqueront à visionner Mank ne franchiront pas les trente premières minutes du film. En salles, il est plus facile de demeurer investi puisque rien ne nous distrait, mais dans le confort de notre salon, nous sommes plus vulnérables à la tentation de notre téléphone cellulaire, ou tout simplement à cesser le visionnement lorsqu’un film ne nous accroche pas assez. Mank a un public cible extrêmement restreint, ce qui est parfait pour des cinémas indépendants, mais qui ne concorde pas avec les visées de Netflix. Ces films doivent exister puisqu’ils contribuent à diversifier l’offre cinématographique, mais je ne crois pas que Mank sera au cœur de vos conversations du temps des Fêtes. Peut-être que la curiosité d’un nouveau projet de David Fincher vous attirera, mais on est loin des excellents films accessibles auxquels il nous a habitués par le passé.

Est-ce que Mank est un mauvais film pour autant? Pas du tout! Gary Oldman est bien connu pour ses performances exceptionnelles, et celle-ci s’inscrit dans cette lignée. Toutefois, le principal attrait du film est assurément sa photographie, une image en noir et blanc qui rappelle bien évidemment les films de l’époque, tant dans la signature visuelle (grands décors, jeux d’ombres, image granuleuse) qu’auditive (trame sonore monaurale, captation avec des micros de l’époque). Le film, à l’image de Citizen Kane, est sublime à chacun des plans, et le tout est renforcé par les somptueux décors et costumes authentiques. Fincher accomplit sa vision de brillante façon, bien que j’aie une fois de plus à lui adresser certains reproches. Un film comme Roma, lui aussi en noir et blanc, se voulait davantage contemplatif, et le rythme lent de son intrigue nous laissait pleinement le temps d’apprécier chaque plan comme une œuvre d’art. Ici, toutefois, on ne peut avec un seul visionnement pleinement saisir tous les bons coups de l’équipe technique. Nous sommes trop occupés à tenter de démystifier le récit, ses personnages et son intrigue, pour prendre le temps d’observer le brio de chacun des plans. Pour ce faire, il faudrait plus d’un visionnement, mais je crois que la confusion que vous ressentirez et le peu d’investissement que vous aurez envers son histoire ne vous donnera pas envie de replonger dans Mank de sitôt.

Ce nouveau projet de David Fincher était très attendu, et il est pressenti pour remporter de nombreux Oscars l’an prochain. L’attrait de Hollywood envers les films sur Hollywood est indéniable, et saura faire gagner au film quelques points auprès des gens de l’industrie. Toutefois, Mank est selon moi voué à un échec commercial, pour autant que ce soit possible pour un film de Netflix. Difficilement accessible, il saura même rebuter certains cinéphiles qui veulent de tout cœur apprécier le film, mais qui seront finalement déboutés. Je crois que c’est un film au potentiel énorme que je pourrai apprécier à sa juste valeur dans vingt ans, quand j’aurai parfait mes connaissances sur les débuts de Hollywood. Au moment d’écrire ces lignes, toutefois, mon visionnement a été un frustrant exercice de patience.

Mank prend l’affiche sur Netflix le 4 décembre 2020.

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