À la fin des années 1920, tout Hollywood s’est lancé dans le cinéma parlant. En quelques années seulement, le film muet est passé du fait commun à objet arriéré, à un rythme beaucoup plus rapide que l’avènement de la couleur au cinéma. Qui ne se réjouirait en effet pas de ce nouveau moyen de communication, qui sollicite moins les intertitres et plus l’ambiance sonore et les dialogues pour faire avancer l’histoire? Cette transition aura des effets néfastes : certains piliers du cinéma muet comme Harold Lloyd et Buster Keaton seront relégués aux oubliettes (du moins pour un temps), et même Charlie Chaplin tentera tant bien que mal à poursuivre la tradition burlesque, mais se résignera rapidement à la fin des années 1930. Les films ont profité de cette innovation pour ajouter des dialogues, mais très peu ont tenté d’utiliser toutes les facettes de cette technologie. Fritz Lang, l’un des plus grands réalisateurs allemands (et ayant déjà fait plusieurs films muets marquants) aborde M – son premier film parlant – comme très peu l’avaient fait à l’époque. En se questionnant sur la meilleure façon d’allier son et image, il en vient à créer une ambiance sonore qui fera école par la suite, à Hollywood comme ailleurs.

On se transpose dans une grande ville allemande non-identifiée du début des années 1930. Un tueur en série s’attaquant aux enfants sévit depuis quelques temps déjà, semant la peur au sein de la population. Cette peur atteint toutefois son paroxysme lorsque la jeune Elsie (Inge Landgut) est enlevée à son tour, et que le meurtrier envoie une lettre au journal local pour revendiquer le meurtre et affirmer qu’il tuera à nouveau. Le commissariat de police, avec Karl Lohmann (Otto Wernicke) comme inspecteur en chef, doit donc ainsi trouver au plus vite le coupable pour que la paix puisse revenir au sein de la ville. Il organise de nombreux raids dans des lieux interlopes (surtout des bars), ce qui perturbe le bon fonctionnement des organisations criminelles. Die Schränker (The Safecracker en anglais), criminel notoire, convoque alors une assemblée avec les chefs des organisations, et ensemble ils décident de mener leur propre enquête pour trouver le coupable, qui « nuit à leur réputation » de criminels.

Deux enquêtes en parallèle pour un seul coupable, que la police identifie comme étant Hans Beckert (l’excellent Peter Lorre), un homme fraîchement sorti d’un institut psychiatrique. Alors qu’il tente de ravir de nouveau une enfant, les criminels, par le biais de la population itinérante de la ville, parviennent à l’identifier, puis à le traquer dans un immeuble à bureau. La bonne partie du film se veut une chasse à l’homme qui oppose les criminels et la police, et l’on comprend que la « sentence » de Beckert ne sera pas la même selon qui parvient à le capturer. Si l’histoire peut sembler novatrice pour l’époque, Lang s’attaque toutefois à un mal qui touche beaucoup l’Allemagne (et probablement de nombreux autres pays du monde). Plusieurs exemples de tueurs d’enfants sont répertoriés dans les années 1920, le plus célèbre étant assurément Peter Kürten. On raconte que l’histoire du film en serait inspirée. Lang affirmera toute sa vie que le message qu’il a voulu passer est celui de prendre soin de ses enfants, il est cependant difficile de ne pas tirer des parallèles avec la situation de l’époque en Allemagne.

Il se développe en effet dans le film une certaine peur de l’autre, une crainte collective que le tueur pourrait être n’importe qui. J’ai vraiment cru en visionnant M que l’histoire n’était qu’un prétexte pour parler de la montée du nazisme et la peur des Juifs qui s’installe partout en Europe. Ça aurait très bien pu être possible, Lang étant à moitié juif, et sa femme (Thea Von Harbou) se radicalisera et participera activement à l’effort de propagande nazie dans les années qui suivront la sortie du film. Le chef du studio même, en voyant le titre original du film (Murderer Among Us) aurait empêché temporairement le tournage puisqu’il croyait que le film porterait sur le régime nazi. On pourrait facilement tisser des parallèles avec la situation de la Covid-19 et la peur que tous peuvent être porteurs du virus. Bref, c’est un élément qu’on ressent quand on visionne le film, mais qui provient plus d’un traumatisme de la Deuxième Guerre mondiale que d’une intention avouée du réalisateur, qui ne pouvait aucunement prédire ce qui allait résulter de l’arrivée au pouvoir des Nazis.

Le film n’est pas dénué d’innovation, toutefois. Pour en revenir à l’apport du son, M instaure certains éléments qui sont devenus chose courante dans le cinéma actuel. Alors qu’Hollywood est plus préoccupé à faire des comédies musicales à grand déploiement, Lang tente plutôt de jouer avec le son devant et hors caméra. Il y a d’abord la présence d’un narrateur, et la superposition de ce qu’il raconte avec des images qui attestent ses propos. Il y a aussi plusieurs bruits qui se produisent à l’extérieur du cadre de l’image, et avec lesquels les personnages interagissent. De longs moments de silence (probablement importés du cinéma muet) sont brisés par un bruit fracassant. L’apport le plus important, toutefois, est l’emprunt du leitmotiv, traditionnellement utilisé à l’opéra, qui permet d’identifier un morceau musical à un personnage précis. Dans ce cas précis, le tueur siffle (souvent hors champ) Dans l’antre du roi de la montagne d’Edvard Grieg. Ces procédés, simples mais efficaces, ont conscientisé de nombreux artisans du cinéma, qui ont adopté ces pratiques et les utilisent encore aujourd’hui.

Outre ses aspects techniques, M demeure un film très bien construit, et qui témoigne des dernières années de l’expressionisme allemand, plus sobre, mais tout aussi impressionnant. Les décors ne sont pas aussi disproportionnés que dans Metropolis, bien que l’on ressente l’influence du courant, qui en est à sa fin en 1931. Tim Burton est un digne héritier de ce courant, pour ne citer que le travail d’un réalisateur récent. C’était personnellement ma première expérience de ce style, et j’ai été complètement charmé.

Je pourrais parler de M encore longtemps, mais je préfère que vous l’expérimentiez par vous-mêmes. Le tour de force du film, sur le plan émotionnel, est de nous rendre empathique envers Beckert, alors qu’il est de loin le plus horrible des personnages. Lorre est à créditer pour ce fait, car la détresse qu’il démontre, son attitude presque homme-enfant, nous font se questionner sur son état mental. Le « procès » qu’il subit vient renforcer ce sentiment d’injustice, pour un homme qui n’en mériterait pas. C’est très habile comme mécanisme, bien que cela nous fasse ressentir un certain malaise d’éprouver ce sentiment envers lui. Il n’en manquait pas beaucoup pour faire de M, à mes yeux, un chef d’œuvre. La seconde moitié du film est à mon avis trop longue, et la fin trop abrupte, mon visionnement se terminant un peu en queue de poisson. Je crois toutefois qu’il mérite qu’on s’y attarde plus d’une fois pour bien en saisir toutes les subtilités, et surtout la sublime direction photo de la version restaurée du film.

Fait partie de la Collection Criterion (#30).

Fait partie des 1001 films à voir avant de mourir.

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