« Kyrie, kyrie, kyrie eleison »

Ce ver d’oreille, il provient d’un hymne catholique assez commun, qui signifie « Seigneur, ait pitié » en grec ancien. Joyeux, n’est-ce pas? Cette chanson, vous l’entendrez à répétition dans Lord of the Flies du réputé metteur en scène avant-gardiste Peter Brook. Habitué aux films indépendant, il entreprend en 1961 le tournage du film basé sur le roman à succès du même nom de William Golding, qui était déjà populaire à l’époque, mais qui depuis a atteint le statut de classique, du moins du côté anglophone. C’est un projet qui en l’apparence est promis à un succès grand public, ce qui peut sembler en l’apparence contraire à la philosophie de Brook. Pourtant, il insistera tout du long à faire un film indépendant à médiocre budget (on parle de 300 000$ à l’époque, dont près de la moitié pour acquérir les droits du scénario seulement). Il dira qu’à l’époque, tout ce qu’il a demandé est une caméra, une plage et des enfants, ce qu’il a eu. Si on ne peut s’attendre à des miracles de ce type de production, le film est devenu un classique à sa façon, lui qui s’inscrit dans le courant du cinéma-direct (ou cinéma-vérité), qui a fait la force des cinéastes québécois au cours des années 1960.

L’histoire se présente un peu comme une fable dystopique en huis clos. Après un générique introductif (où le nom des acteurs n’est pas présenté, par ailleurs) présentant ce qui s’apparente à une guerre, on comprend que la population – britannique dans ce cas-ci – tente de fuir vers une région pacifiée (l’Australie?), sur fond de Kyrie eleison et de bruits d’attaques aériennes. Puis, on se réveille aux côtés de Ralph (James Aubrey) et Piggy (un charmant Hugh Edwards), sur la plage d’une île déserte du Pacifique. S’éveillant comme d’un rêve, les deux discutent, avant d’aller se baigner quelques instants. Ils apprennent à se connaître, jusqu’à ce que d’autres enfants apparaissent, les uns de la forêt environnante, les autres sur la plage directement, dont un groupe de choriste chantant – à nouveau – Kyrie eleison. Ce groupe est mené par Jack (Tom Chapin), qui cherche rapidement à prendre le rôle de chef de tous ces enfants de l’île. Toutefois, Ralph possède également des qualités de leader, alors le groupe passe au vote : Ralph est élu chef du groupe, mais Jack est à la tête du groupe de chasseurs, qui doit s’assurer de subvenir au besoin en nourriture. On voit rapidement venir la scission imminente du groupe, ne serait-ce que par les caractères diamétralement opposés de Ralph et Jack. Alors que le premier tente de trouver une solution pour qu’on puisse venir les sauver (faire un feu, construire des abris), le second cherche plutôt à jouer, à s’amuser, bref, à tirer profit du manque d’autorité.

Peu à peu, les enfants perdront leur civilité et donneront libre cours à leurs instincts, et particulièrement la violence. Cette représentation était l’objectif même de Golding : montrer comment, en peu de temps, on oublie tout code de conduite s’il n’y a pas de structure encadrante pour réguler le cours de la vie. Il y a bien la conche (un gros coquillage), qui représente en quelque sorte cette structure, cette autorité. Toutefois, elle devient rapidement désuète, au profit des leaders que sont Ralph et, surtout, Jack. On pourrait penser, de façon optimiste, qu’une société propre et cordiale pourrait surgir de ces jeunes garçons de bonne éducation. Malheureusement, on est plus tenté de croire que cela virerait au cauchemar, ce qui arrive dans Lord of the Flies après seulement quelques jours.

L’approche de Brook est très intéressante. Un peu en mise en abyme avec la thématique du livre, il ne souhaite pas être encadrant, et désire que ses acteurs – tous non professionnels – ne se soucient pas d’un scénario ou de leur personnage. Il souhaite capter le moment présent, obtenir le bref moment d’authenticité que ces enfants peuvent offrir. Si le rendu est parfois inégal, il donne lieu à des scènes assez troublantes, notamment une qui implique une attaque nocturne sur Simon (Tom Gaman). Ces brefs éclats de vérité compensent pour les longs segments plus banals du film. Le tout, tourné en noir et blanc, ajoute à l’authenticité et à la forme quasi-documentaire.

Le produit final relève du miracle, littéralement. S’entourant d’une équipe n’ayant jamais travaillé au cinéma pour la plupart, Brook a une vision claire, que quelques embuches viennent toutefois compliquer. Comment enregistrer convenablement le son, alors que le vent et le bruit des vagues gronde en hors-champ? N’ayant pas l’option d’enregistrer les répliques en post-production (puisque les enfants, qui vieillissent rapidement, n’auraient peut-être plus la même voix qu’au début du tournage), il décide, après chaque journée de tournage, d’enregistrer ces dialogues au meilleur des souvenirs des jeunes. Le résultat donne un film entièrement postsynchronisé, globalement bien réussi, mais avec certaines lacunes.

1961 n’est également pas une bonne année pour tourner un film dans les Caraïbes. Le tournage débute d’ailleurs le jour du début de l’invasion de la Baie des Cochons, ce qui n’est évidemment rien pour rassurer ni l’équipe ni les parents des enfants. Ce tournage, fait particulier, s’effectue en ordre chronologique des scènes (pour que les jeunes puissent bien capter l’évolution de leur personnage), et sans scénario! Brook lit plutôt des passages du roman aux enfants, et donne de vagues orientations aux acteurs, qui doivent en quelque sorte improviser du mieux qu’ils le peuvent.

Un miracle, certes, mais le film est aujourd’hui plus intéressant comme expérience qu’autre chose. Il est très peu dynamique, les dialogues tombent souvent à plat, et il ne s’y passe globalement pas beaucoup de choses. C’est plutôt l’illustration d’une idée, d’un concept : comment réagirait un groupe de jeunes garçons sur une île déserte. Le livre est à notre avis plus marquant, même si le film est intéressant puisqu’un produit de son temps, et l’un des seuls films d’envergure tournés en cinéma-direct. Lord of the Flies n’est pas le genre de film qu’on écoute à tous les ans, mais il présente des caractéristiques qui le rendent intéressant et pertinent dans l’histoire du cinéma.

Fait partie de la Collection Criterion (#43).

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