Les reconnaissances abondent pour Les oiseaux ivres, le nouveau film d’Ivan Grbovic (Roméo onze). Fraîchement sélectionné pour représenter le Canada aux Oscars, le film prend l’affiche partout au Québec sous la plus grande adulation des critiques qui ont pu l’apercevoir dans les quelques festivals où il a été présenté. Et il mérite pleinement tous ces éloges.

C’est un drame fondamentalement humain qui est au cœur du récit. Après un mystérieux long plan-séquence d’ouverture, on retrouve Willy (Jorge Antonio Guerrero) qui est menacé par un criminel mexicain en plein désert, ce dernier qui lui somme de s’exiler s’il veut rester en vie. On comprend rapidement que tout cet émoi concerne la disparition de sa copine Marlena (Yoshira Escárrega), que Willy soupçonne d’avoir fui chez sa tante au Canada. Il décide donc de trouver un travail saisonnier dans une ferme de la Montérégie et entend bien retrouver Marlena coûte que coûte.

Les cinéphiles les plus aguerris remarqueront très rapidement l’impressionnant travail derrière l’esthétisme du film. Grbovic et la directrice photo Sara Mishara (qui co-signe également le scénario) tirent merveilleusement profit de la pellicule 35 mm et des vieux objectifs des années 1960 et 1970 qu’ils utilisent pour donner un visuel particulièrement envoûtant à Les oiseaux ivres. Fortement inspiré de Days of Heaven, la plupart des scènes sont tournées à l’aurore, ce qui donne au film une ambiance mystique qui rehausse grandement l’expérience en salle. De même, les nombreux gros plans et la composition singulière rendent chaque nouvelle scène un petit spectacle pour les yeux. À cela s’ajoute la somptueuse et parfois désarçonnante sélection musicale proposée par Philippe Brault. On n’a que rarement l’occasion d’investir beaucoup de temps et d’argent au cinéma québécois en raison des budgets plus que limités, mais on constate que cela peut faire une véritable différence entre une expérience mémorable et l’une oubliable. Ici, heureusement, c’est le premier qui l’emporte.

Mais Les oiseaux ivres n’est pas seulement qu’un exploit technique. Il est d’abord et avant tout un drame humain poignant, une succession d’études de personnages qui ne tombent que très rarement dans les clichés. On a l’impression que cette histoire a été racontée des dizaines de fois, et pourtant elle nous paraît nouvelle avec le traitement que Grbovic et Mishara nous proposent. Il y a évidemment cette quête sempiternelle qui incombe à Willy, mais sa venue en sol québécois nous permet également d’explorer la pression énorme reposant sur les épaules des producteurs agricoles, qui dépendent de plus en plus de cette immigration saisonnière pour demeurer compétitifs. Cette réalité, c’est Claude Legault et Hélène Florent qui la portent à bout de bras. Incarnant un couple pour qui la flamme amoureuse s’est malheureusement éteinte depuis un bon moment déjà, ils sont dans un état latent qui les conduira soit vers la séparation ou la réconciliation.

Julie (Florent) cherche à secouer Richard (Legault) de toutes les façons possibles. On comprend qu’elle a eu une aventure avec l’un des travailleurs l’année précédente, travailleur qui n’est malheureusement pas revenu cette année. Elle se rapproche donc inévitablement de Willy, tous deux affligés de solitude et de détresse. À travers le tout se retrouve la fille du couple, Léa (Marine Johnson), qui se sent, elle aussi, étouffée par la lente séparation de ses parents. Johnson, sur qui repose en grande partie le troisième acte, est peut-être la révélation du film, mais on se demande si c’était la trame narrative de trop, celle qui nous fait dévier du plus grand propos que Les oiseaux ivres essaie de véhiculer.

Il s’installe une certaine interaction bienvenue entre l’écran et le public plus le film avance. Son rythme ni trop lent ni trop rapide (grand merci à un scénario linéaire, mais déconstruit) nous laisse le temps de méditer sur les actions des personnages. Willy est possiblement (et surprenamment) le moins développé du lot, mais les personnages secondaires possèdent une complexité inhérente à laquelle on ne peut demeurer indifférent. Est-ce que Richard agit moralement en recevant année après année des travailleurs internationaux qu’il coordonne un peu comme une armée et avec lesquels il développe nécessairement une relation d’autorité? Julie devrait-elle constamment provoquer son mari qui ne lui accorde pas l’attention qu’elle mérite? Léa (dont nous tairons les actions pour ne rien divulgâcher) agit-elle de la bonne façon au point culminant du film? Ici comme dans la vraie vie, la réponse se trouve dans les nuances, mais nous demeurerons empathiques envers chacun des protagonistes quoi qu’il en soit. Chacun mène sa propre double vie, déjà bien trop complexe pour qu’on puisse essayer de s’aider mutuellement.

Cette interactivité se transportera également au-delà du visionnement. Que signifie au final « les oiseaux ivres »? La réponse, c’est nous qui devons la trouver, que ça nous plaise ou non. Le cinéma des dernières années nous a habitués à recevoir les réponses à nos questions, ce que le film ne fait pas nécessairement ici. Mais, contrairement aux autres productions cinématographiques, il nous fait vivre de vraies émotions, les plus émouvantes comme les plus cruelles.

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