On pourrait dire que La passion de Jeanne d’Arc, du réalisateur danois Carl Theodor Dreyer, est en quelque sorte une anomalie dans l’histoire du cinéma. Conjonction de trois courants artistiques – impressionnisme français, expressionnisme allemand et propagande soviétique -, ce film muet sort l’année de l’explosion du cinéma parlant de par le monde, et ses nombreux gros plans s’inscrivent dans un style cinématographique jamais observé auparavant (et depuis). Il choque le public, et c’est pourtant l’un des rares films à être proclamé chef-d’œuvre dès sa sortie initiale. Retour sur l’un des derniers grands films muets ayant fait sa marque sur le cinéma.

Contrairement à la plupart des représentations de la sainte (tant au cinéma que dans l’iconographie), ce ne sont pas les exploits militaires qui intéressent Dreyer ici, mais plutôt le procès qui a mené à son immolation en 1431. Ainsi, la grande majorité de l’histoire se déroule au début dudit procès, et explore les multiples interrogatoires que Jeanne devra subir par un jury constitué d’ecclésiastiques et de théologiens. Que tente-t-on d’y déterminer? Si les voix qu’elle entend proviennent bel et bien de Dieu, ou bien du diable. Devant le refus de Jeanne d’affirmer qu’elle est la fille de Satan, le jury n’a d’autre choix que de l’éliminer, créant ainsi bien malgré eux le martyr de tout un peuple.

Pour comprendre comment le film a pu voir le jour (il est après tout l’une des plus grosses productions jamais réalisées à l’époque), il faut se plonger dans le contexte de sa sortie. En 1920, l’Église catholique canonise (enfin) Jeanne d’Arc, l’élevant ainsi au rang de sainte. S’ensuit alors en Europe moult projets la célébrant : des films, des livres, des pièces de théâtre et des thèses sont alors mises en chantier. Pierre Champion, en 1921, collige et publie les minutes du procès de Jeanne d’Arc, ce qui fera grande impression sur Dreyer. Cela l’inspire à écrire un scénario dont les dialogues sont tirés (presque en totalité) de ces procès-verbaux, car pour une fois, selon lui, on voit Jeanne comme elle est : une femme foncièrement humaine et religieuse, qui fait face à un procès injuste. Il veut, avec son film, dépouiller de mysticisme tout ce qui entoure la jeune femme et reconstituer le plus fidèlement possible ses derniers instants, pratiquement sous la forme d’un documentaire. Il croise à tout hasard Maria Falconetti, actrice comique de l’époque, et voit tout de suite en elle sa Jeanne d’Arc, une femme dont les yeux regorgent de souffrance.

Dreyer met donc en chantier ce projet et décide d’une forme plutôt singulière pour raconter son récit : l’utilisation abusive des gros plans. Souhaitant placer son auditoire en situation d’inconfort, il désire recréer la douloureuse expérience de la sainte et nous gaver de toutes les émotions que vit Jeanne. Plusieurs images de La passion de Jeanne d’Arc sont devenues iconiques avec le temps, et on comprend rapidement pourquoi. Utilisant des bobines panchromatiques (nouvelles à l’époque), la distribution n’a désormais plus besoin de maquillage pour que les contrastes ressortent à l’écran. Nous avons ainsi accès, sans filtre, aux visages des acteurs, dans toute leur imperfection. Cette combinaison d’éléments donne une signature visuelle novatrice à l’époque, qui choque comme qui émeut.

Surtout, elle permet d’observer le brio de Falconetti, qui livre sa dernière de deux interprétations au grand écran. Plusieurs ont salué « la meilleure performance jamais donnée au cinéma », et si je ne suis pas totalement de cet avis, son magnétisme indéniable vous fera grande impression. Il faut une fois de plus ajouter un peu de contexte pour juger adéquatement de sa performance. À l’époque du cinéma muet, les acteurs et actrices ne pouvaient compter sur le dialogue pour faire transparaître leurs émotions : tout devait se jouer dans la gestuelle, la « sur-expressivité » même. Appliqué au cadre de La passion de Jeanne d’Arc, qui utilise allègrement le gros plan, il reste bien peu de marge de manœuvre à la distribution, qui doit rester statique tout du long tout en nous faisant comprendre ce que leur personnage vit. La performance de Falconetti, mais également celles de Maurice Schutz et Antonin Artaud (pilier du théâtre français), a donc quelque chose de singulier, d’impressionnant. Nous sommes bien évidemment dans une autre mentalité d’interprétation, mais je suis d’avis que si leurs visages s’impriment durablement sur votre rétine comme ils le font ici, c’est qu’ils ont réussi leur mission.

Je crois que comme tout grand classique du cinéma, il faut visionner à plus d’une reprise La passion de Jeanne d’Arc pour en dégager toutes ses subtilités. Le premier visionnement est surtout un choc pour le spectateur, qui réagit avec inconfort aux plans soigneusement composés par Dreyer. Le second permet d’outrepasser la présence des gros plans et constater les nombreuses influences qui ont inspiré le réalisateur danois. Nous mentionnions en introduction l’apport de l’impressionnisme – mouvement difficile à circonscrire, mais qui consiste en l’exploration des premiers codes du cinéma – à cette œuvre, que l’on peut repérer à quelques reprises par ses effets de style abondants. C’est néanmoins l’expressionnisme que l’on constate le plus aisément avec ses décors (peu exploités, il va sans dire) difformes, ses jeux d’ombre et ses plans aux vues distorsionnés. Rappelons que les artisans derrière ces décors ont également travaillé sur The Cabinet of Dr. Caligari. Il est peut-être dommage que Dreyer n’ait pas davantage mis en valeur l’environnement au sein duquel évoluent les personnages, mais c’était, selon lui, plus important de s’intéresser au véritable drame humain que de s’attarder sur une reconstitution fidèle des décors. Ce désir d’authenticité démontre toutefois la troisième influence, soviétique, présente dans le film. Dreyer avait par le passé travaillé avec des acteurs pratiquant la méthode Stanislavski, qui semble lui avoir fait grande impression, puisqu’il a demandé un total dévouement de sa distribution ici. Cela va du rasage des cheveux jusqu’au prélèvement de sang (dans une scène à faire s’évanouir les plus sensibles). Mais c’est surtout dans son montage très rapide que s’observe l’influence du cinéma soviétique. Grand admirateur de Sergei M. Eisenstein, Dreyer raconte son récit  à un rythme effréné (on parle de 1500 plans différents, par opposition aux 500 à 1000 plans pour une production normale de l’époque). On est loin des 2000 coupures de Battleship Potemkin (dont des références sont également observables), mais n’empêche que c’est un style de montage singulier pour une production française.

Des visionnements suivants peuvent aussi ressortir de nombreux autres niveaux d’analyse. À la première écoute, Jeanne me semblait pleurnicharde, victime impuissante du sort qui l’afflige. Puis, j’ai davantage constaté sa fougue et sa répartie, remettant toujours les théologiens à leur place, détournant ses réponses pour faire appel au Tout Puissant, comme pour illustrer la confrontation entre la dévotion pure (celle de Jeanne) et la dévotion institutionnalisée (celle de l’Église). Ce sont des thématiques que l’on retrouve notamment dans Intolerable de D.W. Griffith (qui a inspiré Dreyer), ainsi que dans d’autres projets du Danois (Day of WrathOrdet). Toutes ces réflexions sur la religion ne s’apprécient que si vous possédez une bonne connaissance des rites catholiques, toutefois. À un certain moment, on menace de priver Jeanne de ses derniers Sacrements, ce qui peut paraitre anodin, mais qui signifie essentiellement qu’on lui refuse l’accès au paradis. C’est son monde qui s’écroule à ce moment, mais il peut être difficile de le saisir du premier coup. N’empêche, La passion de Jeanne d’Arc récompensera l’investissement que vous y mettrez, car on subit ici une vraie leçon de cinéma, tant dans son fond que dans sa forme.

Certains disent que les gros plans perdent de leur efficacité lorsqu’on les utilise à outrance (comme ici), et je suis passablement de cet avis. On devient à mon avis engourdi par toute cette souffrance à un moment ou l’autre du film, ce qui est dommage. Le plan qui m’a le plus marqué est étonnamment un plan moyen (ci-contre), où enfin on se décolle de Jeanne pour la voir impuissante en train de brûler. Peut-être que tous ces gros plans n’auront servi qu’à renforcer celui-ci, qui sait! Cependant, je me suis surpris à les oublier dans mes visionnements successifs, ce qui m’a permis de pleinement apprécier toutes ses autres qualités, parfois passées inaperçues et camouflées derrière son esthétisme envahissant. Si une dizaine de minutes peuvent suffire pour saisir le style du film, des décennies d’analyses ne sont par contre pas parvenues à expliquer le magnétisme qui nous habite lors du visionnement de La passion de Jeanne d’Arc. C’est un tour de force de Dreyer, et un bijou du cinéma à chérir.

Fait partie de la Collection Criterion (#62).

Fait partie des 1001 films à voir.

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