La Deuxième Guerre mondiale a été fréquemment représentée dans les cinémas hollywoodien et européen. Les atrocités qui s’y sont déroulées ont évidemment marqué l’imaginaire, mais on oublie trop souvent sa sœur, moins mortelle, mais tout aussi marquante. Qu’on l’appelle Première Guerre mondiale, Grande Guerre ou encore la Der des Ders (dernière des dernières), elle a, à son époque, poussé de nombreux réalisateurs à y présenter les atrocités de ce premier grand conflit d’envergure. Jean Renoir (fils de l’illustre peintre Pierre-Auguste Renoir) en fait le sujet de La Grande Illusion à une époque d’effervescence politique importante en Europe. Deux ans à peine avant le 2e conflit mondial, on sent déjà le bouillonnement et les échos de la fin des années 1930 dans ce « film de guerre » français (avec de gros guillemets, puisqu’on n’y voit aucune bataille ou presque). Très couru à sa sortie (ce sera d’ailleurs le premier film international à être nominé comme meilleur film aux Oscars), il sera considéré comme dangereux par les nationalistes allemands et italiens de l’époque, qui s’empresseront de l’interdire et, en vain, de le faire disparaître durant l’occupation de la France. Si le film existe encore aujourd’hui, c’est grâce à un archiviste allemand qui a rapatrié les bobines originales à Berlin, à l’abri des conflits du front. Et quelle chance!

Le film se déroule en 1916 ou en 1917. L’avion du lieutenant Maréchal (Jean Gabin) et du capitaine de Boëldieu (Pierre Fresnay) est abattu sur les ordres du commandant allemand von Rauffenstein (Erich von Stroheim). Les deux officiers français sont envoyés dans un camp de prisonniers en Allemagne, où ils retrouvent de nombreux compatriotes, de tout grade et milieu social. Les prisonniers vivent sous des conditions plus qu’acceptables alors qu’on leur donne la permission de recevoir des colis (dont la plupart, provenant de France, sont remplis de nourriture), d’organiser des événements sociaux (comme une pièce de théâtre), etc. Néanmoins, ils tentent tous de trouver une façon de se sauver du camp, que ce soit en creusant un tunnel ou encore en se déguisant pour flouer les gardes. Si le premier acte est centré surtout sur ces péripéties, on retrouve Maréchal, Boëldieu et l’officier Rosenthal (Marcel Dalio), un juif, alors qu’ils sont transférés vers une autre prison – un typique château bavarois – dont l’échappatoire semble impossible. Qu’à cela ne tienne, ils tenteront tout de même de s’y échapper, puisque ces hommes semblent incapables de vivre emprisonnés, malgré leurs bonnes conditions.

Ce qui est frappant dans La Grande Illusion, c’est l’extrême cordialité qui règne entre les deux camps, et plus précisément entre von Rauffenstein et Boëldieu (dont le premier connaît un cousin du second). Voir ces relations aujourd’hui nous semble complètement ahurissant, voire invraisemblable. C’est en fait qu’elles font écho à une Europe en plein changement, changements qui seront opérés à très grande vitesse en raison de la Première Guerre mondiale. C’est une Europe dont l’aristocratie laisse peu à peu place à une classe ouvrière désireuse de s’émanciper. Ces deux officiers, issus de classes sociales aisées, ont plus de similitudes ensembles que Boëldieu avec ses autres officiers français, provenant toutefois de classes inférieures. Les deux assistent, impuissants, à cette transition que l’on observe d’un côté comme de l’autre. « Je ne sais pas qui remportera cette guerre, mais peu importe l’issue, cela voudra dire la fin des Rauffensteins et des Boëldieus ». En fait, on remarque, contrairement à plusieurs autres films de guerre, que les deux camps ne sont pas présentés de façon manichéenne. Les divisions proviennent de ces classes sociales différentes, et non pas des nationalités en confrontation. C’est un film sur la fraternité, certes, mais elle s’opère différemment selon le statut social, et peut même se forger d’un camp à l’autre. C’est d’ailleurs ce qui se produit entre Boëldieu et von Rauffenstein, notamment dans la conclusion du second acte de l’histoire. Que restera-il de cette fraternité une fois la guerre finie? Une Grande Illusion, probablement…

Mais qu’est-ce donc que cette Grande Illusion? Si le titre fait référence à un essai de Norman Angell paru en 1910, Renoir dira toujours qu’il a choisi ce titre parce qu’il ne voulait rien dire de précis. Pourtant, ce concept fait référence au fait que, selon Angell, un grand conflit mondial ne pourrait pas arriver puisque le coût économique serait beaucoup trop important pour justifier une telle guerre. Il poursuit en disant que si une telle guerre devait éclater tout de même, elle serait de très courte durée. Cette Grande Illusion est ainsi le fait qu’un pays puisse penser ressortir gagnant d’un tel conflit, mais on s’aperçoit aussi que la thèse d’Angell est elle-même illusoire. Renoir pousse un peu plus loin ce concept en ajoutant que l’illusion fait croire que le rang social et l’éducation placent les officiers au-dessus du lot commun de la guerre, alors que les balles, elles, ne font pas la différence. De plus, ce sont tous les soldats eux-mêmes qui se font des illusions lorsqu’ils disent que la guerre ne durera pas longtemps, ou encore que ce soit la der des ders (la dernière des dernières). Le destin donnera évidemment raison à Renoir.

Le film a somme toute bien vieilli. Son humour résonne encore aujourd’hui, et on se délecte des performances de Gabin, Fresnay et von Stroheim, tous au sommet de leur art. Les deux premiers sont de véritables piliers du cinéma français de leur temps, alors que le troisième est surtout connu comme l’un des plus grands réalisateurs du cinéma muet allemand, mais également comme assistant-réalisateur aux côtés de D.W. Griffith (The Birth of a Nation, Intolerance) et pour sa performance magistrale dans Sunset Blvd. (qui lui vaudra une nomination aux Oscars). Premier véritable film d’évasion, plusieurs s’en inspireront, notamment The Great Escape et The Shawshank Redemption. La Grande Illusion permet de tâter le pouls d’une époque de grand changement. Il s’apprécie comme véritable pièce d’archive, mais demeure un bon divertissement tout de même. Toutefois, pour le public moyen, ses multiples nuances pourraient passer inaperçues. Un bon bagage historique permet de bien le disséquer, mais force est d’admettre qu’il pourra être considéré comme banal par une grande majorité de cinéphiles. En fait, l’expérience se bonifie plus on visionne le film. Toutefois, avec une simple écoute, on y voit un véritable récit intemporel, dont l’aspect théâtral pourra toutefois en rebuter quelques un.

Fait partie de la Collection Criterion (#1).

Fait partie des 1001 films à voir avant de mourir.

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