Autumn Sonata sera à jamais reconnu comme la seule collaboration entre les deux plus grands Bergman de l’histoire du cinéma : Ingmar et Ingrid. Toutefois, croire que cet élément singulier à lui seul a été suffisant pour attirer l’attention à l’époque de sa sortie serait grossier compte tenu des qualités inhérentes de son scénario et de la richesse de son étude de personnages. Dernier film conçu pour être visionné en salles par le réalisateur suédois (à l’exception de Fanny and Alexander, à la fois un film et une série télévisée), il s’inscrit dans la phase de films à huis clos (chamber pieces) de Bergman, qui caractérise la seconde moitié de sa carrière et qui marquera par la suite son retour au théâtre. Les influences de ce médium y sont bien senties dans Autumn Sonata, bien qu’il conserve suffisamment d’éléments cinématographiques propres qui permettent de renforcer son difficile propos.

Après une introduction brisant le 4e mur où Viktor (Halvar Björk) expose brièvement sa rencontre avec sa femme Eva (Liv Ullmann), on apprend que cette dernière a invité sa mère Charlotte (Ingrid Bergman) au cottage familial question que mère et fille soient réunies pour une première fois en sept ans. Charlotte, pianiste de renommée mondiale, en deuil de son mari Leonardo (Georg Løkkeberg), accepte l’invitation, ne sachant trop à quoi s’attendre de ces retrouvailles. On s’aperçoit assez rapidement, lorsque Eva apprend à Charlotte qu’Helena (Lena Nyman), son autre fille lourdement handicapée, vit avec sa sœur aînée depuis près de deux ans maintenant, que cette rencontre est un piège orchestré par Eva question de confronter sa mère sur le fait qu’elle ait priorisé sa carrière aux dépens de ses enfants. « Tu aurais dû me dire qu’elle était ici« , indique une Charlotte déconfite. « Si je te l’avais dit tu ne serais pas venue », de lui répliquer Eva. La table est mise pour un grand « lavage de linge sale » familial.

La grande force du film réside dans ses personnages certes archétypaux, mais reconnaissables. En tant qu’artiste invétérée, Charlotte a priorisé sa carrière et n’a donc jamais eu le temps de se dédier pleinement à ses enfants. Avec sa personnalité narcissique, on comprend dès ses premiers instants à l’écran à qui on aura affaire. Lorsqu’elle sort de sa voiture à son arrivée au cottage, elle s’étire et se prend le dos, trahissant l’inconfort du voyage qu’elle a dû faire pour se rendre chez sa fille. Après les salutations d’usage, elle déblatère sur sa vie et ses enjeux professionnels et personnels sans même prendre des nouvelles d’Eva. On sent rapidement que l’instinct maternel n’est pas beaucoup présent chez Charlotte.

À l’opposé se trouve Eva, chez qui cet instinct est disproportionné. On apprend que son fils est mort noyé, et on comprend qu’elle a transposé cette perte sur sa sœur, de qui elle prend soin. Elle semble volontairement s’être tournée vers un destin à l’inverse de celui de sa mère, alors qu’étant enceinte elle a en quelque sorte abandonné sa carrière de journaliste. De même, comme si son enfance lui avait été volée, on dirait qu’elle est prisonnière d’une capsule temporelle, ses agissements étant davantage de ceux d’une fillette que de la femme d’une trentaine d’année qu’elle est. Sous ce masque de gentille petite fille se cache cependant, on le devine, un désir brûlant de confrontation, de faire payer sa mère pour son absence auprès d’Helena et d’elle.

Contrairement à ce qu’on pourrait croire pour ce type de récit, Autumn Sonata ne cherche pas à nous rallier à côté ou l’autre. Les nuances sont nombreuses, et si on compatit avec Eva pour sa jeunesse gâchée, il est difficile de se ranger derrière elle quant aux accusations, rationnelles et irrationnelles, qu’elle porte à Charlotte. Peut-on lui reprocher d’avoir délaissé ses enfants? Probablement. Peut-on lui en vouloir d’avoir priorisé sa carrière et d’avoir écouté son cœur plutôt que de s’être conformée au rôle de la mère idéale, de la femme au foyer? Pas vraiment. Peut-on rejeter la faute du handicap d’Helena sur Charlotte (comme le fait Eva à un certain moment du film)? Absolument pas. On a probablement tous déjà été dans une situation où on rejette injustement le blâme d’un événement sur quelque chose alors qu’on sait pertinemment que ce n’en est pas la faute. On achète donc la position d’Eva sur ce dernier reproche, bien qu’on ne le partage pas. On se raccroche cependant au ressentiment qu’elle éprouve.

Plusieurs éléments font d’Autumn Sonata un huis clos parfaitement réussi, à commencer par les interprétations sublimes de Bergman et d’Ullmann. Sans le savoir, ce sera le dernier film de l’actrice de Casablanca, elle qui décèdera cinq ans plus tard d’un cancer du sein qui l’affligeait déjà lors du tournage du présent film. Toute l’expérience et le vécu de Bergman transparaîssent dans son interprétation minutieuse de Charlotte, ce qui insuffle de la crédibilité à un personnage que le public aurait pu, autrement, se mettre à dos. Il faut dire que c’était un rôle auquel elle a pu s’identifier, elle qui a avoué avoir délaissé ses enfants au profit de sa carrière (et qui se l’est fait reprocher par la presse à sensation à l’époque).

Ullmann, habituée des films d’Ingmar Bergman (elle en compte une dizaine à ce moment de sa carrière), ne se laisse pas intimider par sa rivale et a droit à ses moments forts. Elle fait également preuve d’une minutie maîtrisée dans son interprétation enfantine d’Eva, mais, au sommet de cette nuit haute en émotion, la bienséance dont elle fait preuve depuis lors s’efface pour laisser place à de la colère pure. C’est évidemment un éclat qu’on attend depuis un bon moment à ce stade du récit, et il est exécuté à perfection par l’actrice. Mais c’est dans la dynamique du duo, ce sublime pas-de-deux, que les actrices élèvent leur jeu d’un cran. Le meilleur moment est assurément cette double interprétation d’une pièce de Chopin où Eva se retrouve confrontée aux critiques de sa mère. Cette scène audacieuse du point de vue cinématographique est emplie de non-dits étouffants et subtils. C’est à ce stade que l’ambiance claustrophobique, rehaussée par les nombreux plans rapprochés intrusifs, se fait sentir pour la première – et non la dernière – fois. Le tout est en contraste avec la chaleur et le réconfort associés aux couleurs automnales mises de l’avant tout du long.

Il y a plusieurs raisons d’aimer l’œuvre d’Ingmar Bergman. Si certains apprécient la poésie et la philosophie de ses premiers films, ses drames humains théâtraux viennent définitivement davantage toucher ma fibre sensible. Atteignant probablement des sommets en termes de huis clos, Autumn Sonata fait partie des grands classiques de sa filmographie, en plus d’être une rencontre considérable entre deux grands du cinéma. Il est d’autant plus impressionnant que, en préproduction, Ingmar et Ingrid en soient venus à de nombreuses prises de bec. Chacun possédant sa propre expérience, leurs méthodes de travail se sont heurtées, mais le produit final n’en laisse rien paraître. Un incontournable dans l’œuvre des deux Bergman.

Fait partie de la Collection Criterion (#60).

2 commentaires

  1. Philipp sur janvier 11, 2023 à 12:18 am

    Il me semble qu’après ce film, Ingrid Bergman a interprété le rôle de Golda Meir, son dernier film.

    • Alexandre Leclerc sur janvier 27, 2023 à 1:16 pm

      Bonjour! C’est vrai, Golda Meir est son dernier rôle (et son dernier film). Toutefois, c’était un téléfilm, donc distribué à plus petite échelle. Mais merci de la précision!

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