Si Los Angeles est généralement la ville où ont lieu la plupart des tournages de films américains, New York est quant à elle surtout associée aux productions de comédies musicales sur Broadway, rue sur laquelle plusieurs théâtres ont pignon. Certaines pièces y connaissent un passage rapide, alors que d’autres se sont inscrites durablement dans le patrimoine new-yorkais. C’est le cas notamment de The Lion King ou encore The Phantom of the Opera, pour lesquelles on a tous vu une publicité sur Times Square à un moment ou l’autre! En 2019, Tom Hooper a tenté d’adapter le très populaire Cats en un film, qui se retrouve désormais dans le Bottom 100 d’IMDb. Plus récemment, Ryan Murphy (Glee) s’est aussi attardé à l’adaptation du spectacle The Prom, qui est arrivée sur Netflix à la fin 2020, et qui n’est malheureusement pas non plus à la hauteur des attentes. Est-ce que cela signifie que les productions Broadway ne fonctionnent pas, transposées au cinéma? Pas nécessairement. Lorsqu’on se tourne vers la plateforme Disney+, on remarque que le « film » Hamilton, aussi une pièce sur Broadway à l’origine, a dominé le palmarès pendant de nombreuses semaines, tout en étant particulièrement apprécié des critiques et du public. Alors pourquoi celui-ci a autant de succès, alors que les autres ne parviennent pas à convaincre? Critique d’une comédie musicale historique particulièrement entraînante.

On suit ici la vie d’Alexander Hamilton (Lin-Manuel Miranda), de sa rencontre avec les hommes avec qui il fera la guerre, jusqu’à son appui à Thomas Jefferson (Daveed Diggs) lors des élections de 1800. On rencontre ainsi Aaron Burr (Leslie Odom Jr.), qui sera un rival important tout au long de leur carrière politique, John Laurens (Anthony Ramos), le Marquis de Lafayette (encore Diggs) et Hercules Mulligan (Okieriete Onaodowan). Hamilton épousera Eliza Schuyler (Phillipa Soo), avec qui il aura un garçon, en entretenant toutefois quelques relations extraconjugales. Il travaillera de près avec George Washington (Chris Jackson) et John Adams, jusqu’à proposer système bancaire pour les États-Unis. La pièce présente également la vie après la mort du personnage principal, et ce que ses amis et partenaires d’affaires ont dit de lui publiquement.

D’entrée de jeu, il conviendrait de mentionner que la proposition de Disney+ ici n’est pas une adaptation cinématographique du spectacle. On a plutôt droit à une représentation de la pièce directement sur scène à Broadway, filmée pour arriver sur nos écrans à la maison. Cela dit, il ne faudrait pas croire que l’on a filmé une seule performance pour y arriver. Si certains plans sont plus larges et permettent de rendre compte de l’envergure des décors, on a dû capter des images plus cadrées, telles que des gros plans sur des visages ou plans moyens qui se concentraient sur une partie de la scène, ce qu’on a obtenu par un second travail de captation. Au total, le tournage aura pris trois jours, et les images ainsi recueillies permettent de vraiment nous amener dans le monde qu’on a voulu représenter, nous donnant même un avantage par rapport aux spectateurs directement à New York, soit de voir certains gestes ou expressions faciales qu’il est plus difficile de percevoir, assis dans la salle.

Le fait de regarder le spectacle à la maison amène ainsi son lot d’avantages… et aussi d’inconvénients. D’abord, la pièce est entièrement chantée, ce qui la distingue de nombreuses autres productions où l’on conjugue le chant et les dialogues. Il y a peu de moments silencieux dans Hamilton, ceux-ci étant sinon plutôt courts, pour permettre aux acteurs de reprendre leur souffle avant de passer à la prochaine chanson. Le fait d’être confortablement installé dans notre salon quand on plonge dans l’aventure aidera donc à pleinement saisir les paroles, puisque la plateforme de streaming propose les sous-titres. Par ailleurs, étant donné que la plupart des chansons sont du rap, les mots s’enchaînent parfois vraiment rapidement, et pour tous ceux qui ne sont pas des anglophones natifs, il peut être difficile de les distinguer. Et ce serait vraiment dommage de manquer ne serait-ce qu’une seconde, puisque chaque phrase est particulièrement travaillée. En plus d’offrir des mélodies rythmées et entraînantes, on a droit à plusieurs rimes et jeux de mots, souvent humoristiques. Dès le premier numéro, on sera transportés dans un univers nettement plus puissant que ce que l’on avait envisagé, et on ne fera qu’adhérer davantage à partir de là. Cependant, étant donné la durée de la pièce à la maison (2h40 avec un entracte d’une minute), on pourra se retrouver à mettre le tout sur pause quelques fois, si ce n’est que pour aller à la salle de bain ou se chercher un verre d’eau. En ce sens, voir la pièce à New York doit être plus intéressant, puisqu’on bénéficie de l’expérience en salles en direct.

Au-delà des chansons qui sont déjà extraordinaires, les chorégraphies sont tout autant travaillées, pour un résultat spectaculaire. À ce titre, mentionnons que la scène possède une plaque tournante au centre, donnant lieu à certains numéros où les personnages se déplacent sans bouger, pour se rapprocher les uns des autres ou s’éloigner en raison de circonstances extérieures à leur volonté. Pensons notamment à Hamilton qui se retrouve au milieu de plusieurs maîtresses qui vont et viennent à lui à tour de rôle, ou à un numéro où l’on présente les dix commandements d’un duel, avec la majorité des acteurs qui dansent sur ce disque mouvant. Puis, lorsqu’on lève les yeux, on réalise l’ampleur des décors, qui ne changent pas vraiment tout au long du récit (sauf quelques ajustements qui reflètent le cheminement d’Hamilton), mais desquels on profite toujours différemment d’un numéro à l’autre. Remarquez les galeries sur les côtés, les escaliers sur roulettes ou les balcons, par exemple.

En entrevue avec Stephen Colbert, Lin-Manuel Miranda disait qu’il rédigeait souvent en reprenant les concepts qu’il aborde au début de ses textes plus loin dans ceux-ci. Hamilton n’y fait pas exception, et le tout est amené de façon judicieuse. Certains moments phares, notamment « I am not throwing away my shot », qui est chanté pour la première fois au tout début de la pièce, reviennent pendant plusieurs autres chansons tout au long, nous habituant d’une part aux paroles que l’on aime toujours davantage, mais nous faisant aussi sourire, justement en raison de la reprise. À cet effet, la rencontre d’Hamilton avec sa femme Eliza nous sera présentée deux fois dans la pièce, la deuxième étant plutôt un retour en arrière, vu par l’une des sœurs d’Eliza. À ce moment, les acteurs reprennent leurs textes et gestes précédents, alors que l’accent est plutôt mis sur un autre personnage. Ces éléments, tout comme plusieurs autres, démontrent d’un grand savoir-faire de Miranda au niveau de la mise en scène et de l’écriture, où chaque numéro a son trait caractéristique qui nous surprend ou nous marque.

Si les acteurs principaux font ici un excellent travail dans leur chant et leur personnification de figures emblématiques de l’histoire des États-Unis, n’oublions pas le reste des chanteurs (et danseurs), tous vêtus de beige, qui forment un ensemble homogène et cohérent sans qui les chansons n’auraient pas le même poids. Tous les numéros font une place importante à tous les membres de la distribution, et les murmures qui proviennent de l’ensemble seront toujours tout à fait justes, donnant du même coup énormément de texture au produit fini. 

Avec un ensemble d’acteurs exemplaire, dans un environnement spectaculaire et à travers des chansons extraordinaires, Hamilton possède tous les éléments d’un grand succès. L’énergie de la pièce sera toujours plus grande alors que notre engagement sera quant à lui plus affirmé au fil des numéros. On se surprendra à entonner les rythmes plusieurs jours après le visionnement, à avoir envie de replonger dans l’expérience malgré sa durée qui nécessite tout de même un investissement, on aura envie d’aller voir le tout à New York, d’écouter la bande originale, bref, Hamilton, en plus de fonctionner comme comédie musicale sur scène, fonctionne tout autant comme « film » à la maison. Il faut le voir non pas comme un film à part entière, mais plutôt comme un documentaire, l’immortalisation d’un événement sans précédent sur Broadway, comme en témoignent les 11 Tony Awards que la pièce a décrochés. Hamilton, c’est un spectacle audacieux qui aborde un sujet qui pourrait paraître ennuyant, mais dont le produit final est tout simplement magistral.

Fait partie du top 250 d’Alexandre (#110).

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