Peu de gens associent la Nouvelle Vague française et la science-fiction. Pourtant, on attribue souvent la fin de ce courant cinématographique à deux films de Jean-Luc Godard sortis en 1965 : Pierrot le Fou et Alphaville, une étrange aventure de Lemmy Caution (ou tout simplement Alphaville). On comprend aisément que ce dernier n’est pas le typique film d’auteur : oui, il possède les codes de la Nouvelle Vague, mais il met en scène un personnage issu d’une série de romans à 10 sous (pulp novels) relativement populaire en France et en Allemagne à l’époque, et que Eddie Constantine avait interprété à de nombreuses reprises déjà. Alphaville est de la Nouvelle Vague, oui, mais c’est aussi un film de science-fiction atypique, se mêlant en grande partie au film-noir. Le tout fait d’Alphaville un film très particulier, qui ne vous laissera pas indifférent.

L’histoire suit l’agent secret des Pays Extérieurs Lemmy Caution (Constantine) qui, voyageant sous l’alias du journaliste du Figaro-Pravda (quelle alliance!) Ivan Johnson, vient faire enquête à Alphaville, sorte de ville futuriste dirigée par le méga-ordinateur Alpha 60. Son mandat est triple : d’abord, il doit trouver l’agent disparu Henri Dickson (Akim Tamiroff), ensuite, il doit capturer ou tuer le créateur d’Alphaville, le professeur von Braun (Howard Vernon), et enfin il entend détruire la ville et Alpha 60, qui a son emprise sur tous les aspects d’Alphaville et ses habitants, tel un Big Brother à la 1984. En fait, il y a beaucoup de parallèles à faire entre la fameuse dystopie d’Orwell et Alphaville. L’ordinateur empêche la conscience et les concepts individualistes (l’amour, la poésie, l’émotion) auprès de la population, les remplaçant par la raison, la science, et la collectivité. « Les gens ne doivent pas dire « pourquoi » mais « à cause ». » Il y a même un dictionnaire, nommé La Bible, auquel les habitants peuvent se référer pour savoir ce qui est acceptable et ce qui ne l’est pas. On est donc très proche du Novlangue orwellien.

Tel que mentionné précédemment, Alphaville allie à perfection le film-noir et la science-fiction. Caution est l’archétype de l’enquêteur sorti des années 1950 : l’imperméable (qu’on suppose kaki), le visage cicatrisé et sombre, la musique beaucoup trop sensationnaliste, la voix grave et l’aspect sinistre. Il est constamment séduit par la gente féminine (ou les « Séductrices classe 3 »), ces robots dont le seul but est de satisfaire les besoins des résidents de l’hôtel, ainsi que par Natacha von Braun (Anna Karina), la fille du célèbre professeur. C’est elle qui informera Caution sur la société d’Alphaville. On serait dans un typique film-noir si ce n’était des dialogues du film qui, eux, indiquent clairement que nous sommes dans une dystopie. En effet, tous les décors sont authentiques du Paris des années 1960 : aucun décor futuriste, aucuns effets spéciaux, rien n’indique qu’on se trouve dans le futur si on regarde le film en sourdine. La plupart des dystopies sont ancrées dans une réalité assez proche de la nôtre, mais Alphaville sort tout droit du présent.

Pourtant, on est constamment ramené dans une société que nous ne connaissons pas, à commencer par Alpha 60 et sa narration, faite par une personne ayant eu une trachéotomie. Cette voix nous décontenance, et rend l’ambiance très lourde et désagréable. Elle est souvent accompagnée de néons qui représentent des formules mathématiques, ou encore d’une image rayonnante, pointée directement vers la caméra. On ne s’habitue tout simplement pas à Alpha 60. Toutes les scènes extérieures sont également tournées en pleine nuit, alors qu’il y mouille ou qu’il y pleuve selon si on se trouve dans le quartier sud ou nord de la ville. Cela permet de suffisamment dissocier Paris d’Alphaville, et on peut très bien s’imaginer être dans un futur pas si éloigné.

Constantine n’est pas si attachant, mais cadre très bien dans le stéréotype de son personnage. Le charme provient plutôt de Karina. Il se développe une sorte d’amour improbable entre les deux, mais Karina, sous l’emprise d’Alpha 60, tente de comprendre les mots de son interlocuteur. Elle apprend un peu à tâtons ce qui caractérise un être humain et tente désespérément de dire « je vous aime » à Constantine. Ce sont les deux seuls vrais personnages du film, les autres étant plutôt anecdotiques ou peu présents.

Alphaville est un film qui m’a beaucoup fait réfléchir. Il ne nous donne pas toutes les clés pour bien comprendre son univers, un peu à la façon de Brazil ou de Twelve Monkeys (les deux de Terry Gilliam, qui allie dystopie et humour absurde). Il nous attaque de toute part, que ce soit avec ses jeux de lumière, ses plans particuliers, ou ses dialogues qui nous donnent de bien minces indices sur la société d’Alphaville. C’est un film qui, à mon avis, mérite qu’on le visionne deux fois : une première pour bien être décontenancé et savoir où l’histoire se dirige, et une seconde pour porter attention aux citations et dialogues, qui sont parfois assez poétiques. Godard a cru bon d’y inclure de nombreuses citations de Louis-Ferdinand Céline, Jorge Luis Borges et Paul Eluard, entre autres, qui ancrent un peu le récit dans le présent des années 1960. Le scénario n’a pas, je crois, une si grande profondeur, mais il y a une beauté qui s’en dégage et qui m’a donné le goût de m’y attarder à nouveau. Qui sait, peut-être que mon appréciation du film sera bonifiée au deuxième visionnement! Quoi qu’il en soit, Alphaville est, comme la grande majorité de la filmographie de Godard, un film polarisant. On aime, ou on déteste. Pour ma part, j’ai adoré, et il est en voie de devenir l’un de mes films préférés de science-fiction, rien de moins.

Fait partie de la Collection Criterion (#25)

Fait partie des 1001 films à voir avant de mourir.

1 commentaire

  1. La Collection Criterion (#21-30) – Ciné-Histoire sur juillet 24, 2020 à 12:54 am

    […] Alphaville, une étrange aventure de Lemmy Caution (1965) de Jean-Luc […]

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