les diaboliques
Très bon

Celle qui n'était plus
Pierre Boileau et Thomas Narcejac

1951, Éditions Denoël
241p.

les diaboliques 2
Remarquable

Les diaboliques
Henri-Georges Clouzot
1955
117 mins.

Beaucoup ont vu Psycho de Hitchcock, mais peu savent que celui-ci a été fait en riposte à Les diaboliques de Henri-Georges Clouzot. À sa sortie en 1955, le thriller policier français s'est vite imposé comme l'un des films les plus effrayants de tous les temps, du moins selon le maître du suspense lui-même! Cette grande appréciation du film par le réalisateur anglais peut toutefois être vue comme à demi amère. Avant que Clouzot n'ait le feu vert pour lancer son projet, les deux ont dû se battre afin d'obtenir les droits du roman qu'ils voulaient adapter : Celle qui n'était plus, du duo Boileau-Narcejac, paru quelques années plus tôt. Clouzot ayant remporté ce combat, le film devient particulièrement populaire, avant que Hitchcock propose Psycho en 1960, éclipsant du même coup Les diaboliques. Les deux réalisateurs se vouent cependant une admiration réciproque et s'imitent l'un l'autre dans leurs projets subséquents. Hitchcock mettra par la suite la main sur un autre roman des mêmes auteurs, qui deviendra Vertigo. Si Clouzot fait un travail impeccable dans l'adaptation du roman, il est plutôt difficile d'imaginer ce que Hitchcock aurait pu faire différemment, surtout parce que le matériel d'origine a été repris avec beaucoup de libertés de la part du français.

À la base du roman et du film, on retrouve deux femmes et un homme, imbriqués dans une relation triangulaire. Alors que l'une est la femme de monsieur, la seconde est sa maîtresse. Dans le roman, le couple illégitime assassine la femme officielle. Dans le film, ce sont plutôt les deux femmes qui s'en prennent à l'homme. S'ensuit une descente aux enfers de la part du protagoniste qui fait partie du couple (jamais la maîtresse), qui, d'abord, perd le corps dont il/elle s'était débarrassé(e), cherche ensuite à comprendre ce qui s'est passé, en se rendant à la morgue, en répondant à des questions d'un inspecteur suspicieux, et en hallucinant, de plus en plus intensément, la présence du mort.

Les personnages

"Déjà, Ravinel se sentait en sécurité. Lucienne, comment dire... C'était tout le contraire du flou, du nuageux. Lucienne était décidée, un peu coupante, presque agressvie? Sa voix était nette, n'hésitait jamais. Quelquefois, il aurait voulu être Lucienne..."

Le roman nous fait donc rencontrer Fernand Ravinel, Mireille (sa femme) et Lucienne (sa maîtresse). Alors que Ravinel confectionne des mouches à pêche, Mireille n'a pas de métier et Lucienne est docteure. La femme est blonde et la maîtresse est brune. On décrit la femme comme douce et facile à vivre, quoiqu'elle est sujette à des épisodes de fugue, et la maîtresse comme ayant davantage de caractère, plus difficile à contrôler. On ne comprend pas vraiment ce qui unit les personnages du roman, comment ils en sont venus à se rencontrer et exister dans le même cercle, puisqu'ils n'habitent pas la même ville. Dans le film, on change quelques éléments : les trois sont du corps professoral d'un collège pour garçons. Michel (Paul Meurisse) est donc le directeur, alors que Christina, (Véra Clouzot, sa femme, brune) et Nicole (Simone Signoret, sa maîtresse, blonde), sont enseignantes. Par ailleurs, alors que le roman nous apprend la relation extra-conjugale comme une surprise lors du meurtre au tout début, le film ne s'en cache pas. Christina est toujours mariée à Michel même s'ils ne sont plus amoureux, et la place de Nicole est bien connue parmi tous les employés du pensionnat. C'est la chrétienté de Christina qui l'empêche de divorcer, car elle considère le tout comme un péché... et préfère tuer son mari pour être de nouveau célibataire.

J'insiste sur la couleur des cheveux car, dans le film, celle-ci devient importante d'un point de vue analytique. Les deux femmes sont totalement à l'opposé l'une de l'autre, et cela passe aussi par leurs tignasses. Si leurs personnalités dans le roman ne sont pas approfondies, le film nous présente une femme pieuse et une maîtresse aventureuse, alors que la première a peur de tout et que la seconde gère toutes les situations. De plus, Christina est sujette à des malaises cardiaques dans le film, élément qu'on ne présente jamais dans le roman. Il est particulièrement facile d'associer Christina à une Jackie et Nicole à une Marilyn. Le roman ne nous donne jamais accès à une analyse de ce type, étant donné que la femme meurt tôt et que la maîtresse est absente pour la majorité du récit (ce qui n'est pas le cas dans le film).

L'enquête

"Par où commencer? Le corps de Mireille n'était plus dans le ruisseau, voilà tout. L'évidence commençait à se faire jour dans son esprit. Ni dans le ruisseau, ni dans le lavoir ni dans la maison. Nom de... Il avait oublié le garage. Ravinel dégringola l'escalier, traversa l'allée et ouvrit le garage. Rien!"

Dans les deux cas, le meurtre se déroule de la même façon, même si la victime diffère. Les coupables droguent la personne qu'ils/elles veulent tuer, et la noient dans une baignoire en ajoutant du poids sur le corps afin d'être certain(e)s que celui-ci ne remontera à la surface. On va ensuite jeter ce corps dans l'eau, que ce soit au lavoir de la demeure familiale (roman) ou dans la piscine du pensionnat (film). On tente ensuite de provoquer une découverte accidentelle du corps et de feindre la tristesse. Dans le roman, Fernand demande au prêtre de venir à la maison. Dans le film, les femmes font vider la piscine parce qu'on y a échappé des clés. Dans les deux cas, le corps a disparu, et commence alors la rapide descente dans la folie du membre du couple.

Bien que la thématique soit la même à partir de ce moment, le traitement qu'on en fait est plutôt différent. Le roman est écrit selon le point de vue de Fernand. Étant donné que Lucienne n'est que très rarement à ses côtés (étant plutôt à l'hôpital dans une autre ville), Fernand est seul face à ses démons et à sa femme qu'il croit devenue fantôme, car ses manifestations se multiplient. Elle lui écrit des lettres, visite son frère, va à l'hôtel et cuisine le souper! Dans le film, on assiste plutôt à l'angoisse des deux femmes ; quand la piscine est vide, quand elles récupèrent le costume de Michel au nettoyeur ou visitent une chambre d'hôtel à son nom.

Si on plonge dans le roman en premier, on pourra donc apprécier cette fenêtre grande ouverte sur la mentalité d'un personnage, et surtout les indices d'une folie de plus en plus grande. On pourra ensuite être agréablement surpris par la plus importante place accordée à la maîtresse dans le film, qui accompagne Christina et vit avec elle les événements étranges qui laissent croire que Michel ne serait pas mort.

La surprise

"Il sait qu'il est vivant, qu'il est coupable, qu'il va mourir. Flip sur la troisième, flap sur la suivante. Flip-flap, Flip-flap. Cela se rapproche, monte, monte jusqu'au palier. Il veut fuir, franchir la limite, crever la mince paroi de la vie. Il se fouille. Ses doigts s'énervent, s'affolent."

S'il y a une chose qu'on retient des Diaboliques, c'est la façon avec laquelle Clouzot joue avec le mystère. Les retournements de situations sont multiples, et les nombreuses fausses pistes sont un bonbon pour le spectateur. Lorsqu'on a vu beaucoup de films, les quelques éléments qui parviennent à nous surprendre dans un récit sont accueillis à bras ouverts, et le scénario ici est ficelé d'une main de maître. Un film de ce type ne s'oublie pas, tout simplement. Lorsqu'on se replace dans son contexte historique, on est encore plus agréablement surpris, car une histoire comme la sienne ne devait pas être courante dans les années 1950. Pas étonnant que Hitchcock ait voulu lui faire compétition! Il aura fallu au maître du suspense qu'il réalise son plus grand film pour parvenir à éclipser le film de Clouzot.

Évidemment, qu'on lise le roman ou voie le film en premier, l'un surprendra davantage que l'autre. Le tour de force du réalisateur a été de modifier le motif, donner plus d'importance à un personnage secondaire dans le récit original et finalement changer la victime, pour nous garder quelques surprises. Précisons au passage que l'interprète de Christina, Véra Clouzot, est la femme du réalisateur au moment de la production, ce qui a peut-être, entre quelques motivations, aidé sa décision de lui donner davantage de place que dans le roman en inversant le récit. Après avoir fait connaissance avec l'histoire de l'un ou l'autre des médiums, on saura où le tout se dirige lorsqu'on arrivera au second, mais les différences entre les deux sont tout de même notables et on pourra encore être assis sur le bout de notre siège, enchaînant les pages, dévorant les minutes.

L'expérience du consommateur sera donc totalement différente de l'un à l'autre. Alors que le roman est plutôt psychologique, le film est une enquête. Si la fin de Boileau-Narcejac laisse à interprétation, celle de Clouzot ne fait aucun doute... jusqu'au dernier dévoilement à quelques secondes du générique. Alors, qui le fait mieux? Pour ma part, l'adaptation est plus convaincante que le matériel d'origine. Certains éléments qui manquaient de précision voient le jour sous une lumière différente à l'écran, et les libertés qu'a prises le réalisateur sont tout à fait bienvenues, surtout pour mieux contextualiser le tout.

Après avoir exploré les deux, la question qui demeure est de savoir comment Hitchcock aurait pu faire pour rendre un film aussi enlevant et efficace que Clouzot. J'imagine qu'il faudra lire D'entre les morts (Vertigo) pour avoir un semblant de réponse à cette interrogation, mais une grande partie du charme associé à cette histoire de droits d'adaptation est justement qu'on ne pourra jamais le savoir. Celle qui n'était plus mérite amplement cette guerre. Clouzot, quant à lui, mérite amplement d'avoir gagné sur l'anglais, et d'avoir réalisé le film le plus horrifiant de l'histoire, avant d'être surclassé cinq ans plus tard.

 

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